"Je n'aurai ni à écrire ni à m'exprimer publiquement dans les jours qui viennent et je me sens presque en vacances. Si l'expérience rate, ce ne sera pas de ma faute, mais celle de cet artiste belge prétentieux qui m'invite. Je sens pourtant quelque part une légère inquiétude que je ne parviens ni à m'expliquer, ni à dissiper. Je me répète Hé hé, personne n'attend rien de toi là-bas, tu vas juste regarder, calm down."
Un été, Amélie LUCAS-GARY, en sa qualité d'autrice rompue au thème de la création, se voit proposer par l'artiste belge Maxence MATHIEU de se rendre dans son atelier à Liège pour faire l'expérience d'une de ses installations, en l'occurrence une customisation de la fameuse chaise longue LC4 du Corbusier, installée dans une pièce aux murs recouverts d'aluminium, l'ensemble intitulé Il y a moins de choses entre les cieux et les enfers qu’aucun d’entre nous ne peut l’imaginer. Ni une ni deux l'autrice saute dans le train, sans bien savoir ce qui l'attend ni ce qu'on attend réellement d'elle à l'autre bout de la ligne Eurostar.
Ma Voix de Dieu est le fruit de cette visite. Exercice d'autofiction mis en branle par l'efficace prosaïsme du réel, ce court texte à l'habileté remarquable est moins le commentaire de l'œuvre de Mathieu qu'un prolongement de l'expérience permise par celle-ci ; un saut dans le vide littéraire à l'assaut de réflexions intenses, débordantes, hilarantes sur l'existence et la puissance créatrice. Une pure mise en mouvement de la fiction qui point dès que les paupières se ferment.
"J'entends ma voix dire, sans que ma langue bouge, sans que du son sorte. C'est la puissance de mon esprit. Ma voix intérieure ressemble je crois à l'autre, à celle qui sort de mon corps, mais c'est peut-être une idée que je me fais. Si je me concentre sur ma voix intérieure, je ne l'entends plus comme une voix humaine. Elle a un écho énorme. Il ne faut pas y faire trop attention, mais on dirait la voix de Dieu."
Oubliez vos leçons de catéchisme, laissez de côté vos questions au Très-Haut, enterrez vos projets de sanctification, Ma Voix de Dieu n'est pas un exercice théologique ni un programme pour monter sa secte en moins de 48 heures. Plutôt un jeu de réverbération intérieure où les reflets de la conscience cherchent une surface dans le grand silence des espaces infinis pour s'incarner. S'allonger et fermer les yeux, se concentrer sur le contact de la chaise ; oublier la chaise : lâcher la bride. Forte d'un humour teinté de cinquante nuances d'ironie et d'une puissance narrative qui confine au métaphysique, Amélie LUCAS-GARY explore l'espace autour d'elle, se demande à quel point celui-ci ne serait pas finalement en elle, ou elle dans cet espace, même : à l'extérieur de son corps, partout dans l'univers et avec l'univers pour corps dès lors qu'elle ferme les yeux et prête attention à sa voix intérieure. Le regard tourné à l'intérieur contemple autant le passé, le présent, le futur, que le moi, le surmoi et les voix autour, qui surgissent des contreforts d'une galaxie lointaine. Et surtout, au-delà de la contemplation, la voix elle-même se projette, se construit en langage, manipule l'imaginaire, la créativité, l'inventivité née du néant, d'un contact obscur entre l'acte de pensée et le désir de toucher une chose immatérielle.
"Je garde les yeux fermés. Ce ne sont plus des mots qui adviennent. La pensée est d'abord une image. Un chemin en terre rouge, des champs mauves, une maison brûlée. Cette phrase qui revient en couleur. Le visage d'une enfant à la peau marron. Un palais indien. Un carrelage ancien. Des sommets. Les sons résonnent. Une cour carrelée. La Terre vue de loin. Le Soleil comme un point dans le noir. Je suis allongée ici, mais mon esprit vagabonde. Comment peut-il s'échapper si loin ? J'en oublie mon corps, et tout cet air, le temps et l'espace qui l'entourent. Je ne dors pas. Je perds les mots."
Entre l'autrice, la chaise et l'artiste s'immisce un quatrième élément incorporé aux premières pages de Ma Voix de dieu, un détonateur en forme de texte étonnant publié en 2019 dans la revue Espace(s) de l'Observatoire de l'espace. Ce texte, appelé Discours de Mountain View, qui aurait fortement marqué autant Maxence MATHIEU qu'Amélie LUCAS-GARY, se présente comme l'émanation d'une parole extraterrestre adressée à l'humanité, la voix d'une existence incorporelle paradoxalement proche et loin de nous, humain·es. Parole énigmatique, frayant entre réflexions existentialistes et mécanique quantique, Le Discours de Mountain View est un petit monument de littérature en soi.
Et il s'avère que ce Discours, petit miracle d'écriture qui vous envoie en orbite autour de Pluton en moins de trois lignes, ciment qui scelle et rapproche selon leurs propres dires les œuvres de l'autrice et de l'artiste, si l'on prend la peine de fouiller un peu, a été écrit par... Amélie LUCAS-GARY en personne. Joli jeu de mise en abîme, de rebond, d'écho, de dissimulation malicieuse pour labyrinthiser encore davantage le lieu de la conscience et questionner l'espace de la création.
"Continuez à chercher encore d'autres vies que la vôtre. Écouter, scruter, sonder, notre message prouve bien qu'il faut le faire. Car oui, vous n'êtes pas seuls : d'autres vies troublent l'Univers. Offrez-nous un corps et nous parlerons."
En bref, on vous dira simplement de plonger la tête la première dans Ma Voix de dieu, où la joie délicieusement inquiétante de s'immerger dans le grand bain du cosmos
est accompagnée du plaisir de chambouler les faisceaux de l'écriture, comme une partie géante de Mikado avec en guise de baguettes des morceaux de corps stellaires.
Amélie LUCAS-GARY, Ma Voix de Dieu, 2025, Hématomes Éditions