"LE BONHEUR" - Paul KAWCZAK

 

"En arrivant du nouveau village de Montfaucon, quelque peu en amont des ruines, l'on descendait un petit chemin parmi des champs pentus et bombés. Des papillons se faisaient voir, des mouches harcelaient de pauvres ânes curieux des passants et passantes. Au bercement des branches et des sauterelles automnales s'ajoutait parfois le son sourd d'un coing ou d'une poire mûre qui frappait le sol. Le paysage s'ouvrait alors comme le double rideau d'une scène et les ruines se découvraient dans la perspective. On croyait apercevoir le château maudit d'un conte, au pied duquel un roi infirme au visage de grenouille aurait pêché dans un pauvre étang ombragé. Cette pente de vie roulait vers le mystère d'une histoire, le repli humide de drames passés, l'attrait troublant de vieilles pierres."

 

Immersion page 34 ; si les toutes premières lignes du Bonheur  n'avaient pas encore fait leur office sur votre âme gelée, vous voilà cette fois définitivement happé par un texte à la délicieuse saveur de conte, marqué par un vif souffle romanesque et des qualités descriptives qui ont l'art et la manière de vous transporter corps et esprit au cœur d'une histoire tragique et mystérieuse dont on verra à quel point, sous les oripeaux du conte il s'agit de mémoire et d'enseignement, du présent cru observé à la lumière spectrale du passé.

 

"C'était le mois de septembre 1942, et sur le premier siège du cinquième rang du deuxième wagon, massant la peau plissée du cou d'un bouledogue français au pelage bringé, une femme entre deux âges bouillonnait sous un calme apparent. À ses côtés, une jeune fille aux cheveux de jais noués en deux nattes épaisses, douze ou treize ans peut-être, sérieuse et emballée dans une robe noire jusqu'aux pieds, et un garçonnet aux cheveux ébouriffés, perdu dans une chemise en lin bien trop grande pour lui, serrant fort contre lui un lapin en peluche aussi ébouriffé que lui. Tous trois s'en allaient, avec la plus extrême urgence, retrouver madame Beugnot."

 

Le Bonheur  c'est l'histoire de trois enfants juifs cachés pendant la guerre par quelques Justes dans les hauteurs de Besançon, dans un lieu secret et invisible aux yeux SS, une grotte qui semble ouvrir sur les tréfonds de la Terre, située sous les ruines du château de Montfaucon, haut lieu médiéval agrippé à un éperon rocheux dominant la capitale bisontine. C'est l'histoire d'un officier nazi monstrueux à leurs trousses pour des raisons obscures, de Marceline Beugnot, Géraldine Froidevaux et Félicien Louison qui les protègent, mais aussi de Tancrède Besançon, Georget Beugnot, Marie Louison, François Girardin, Hyppolite Froidevaux, tous et toutes, personnages majeurs ou secondaires, engagé·es jusqu'au cou, pendant ou avant la guerre, dans une lutte perpétuelle pour la préservation d'une éthique morale, pour une certaine idée de la justice, de la liberté et de l'entraide. Le Bonheur  est une fiction, tressée évidemment avec les fils bien réels de l'Histoire, mais auxquels Paul KAWCZAK ajoute en bordure une dimension fantastique, afin peut-être de saisir sous un angle un peu décollé du sol toute la folie et la grandeur d'âme qui se font face dans ces périodes apocalyptiques. En prenant son temps et en faisant maints détours, tant géographiques que temporels, l'auteur nous assoit à la lueur d'une flamme et nous raconte ce que l'on croit avoir déjà entendu mille fois mais qui émerge comme serti d'un éclat neuf : la bassesse humaine et le combat éternel de quelques-un·es pour une autre vision du monde, où la vie aurait toute sa place. Malgré un ton enjoué, une langue riche d'adjectifs et une syntaxe ronde et charnue, cette œuvre ne détourne pas moins les yeux de l'horreur que représente toute guerre, du bonheur vandalisé, éclaté en monceaux de chair sous la fureur d'une bombe, de l'assentiment silencieux de la majorité, et rappelle la complicité active de la machine administrative française au crime de la Déportation.

 

"Et pourquoi pas l'Allemagne, se disaient-ils ? Pourquoi pas ce Reich qui depuis presque dix ans avait su réduire la résistance des syndicats et des communistes à néant, qui avait su créer, en relançant son économie de guerre et en armant ses milices, un espace autoritaire de maximisation du Capital, un paradis de l'acier, de la chimie, des hydrocarbures, cette Allemagne qui allait vaincre et qui offrirait à ses partenaires au lendemain de la guerre une place de choix dans l'Ordre Nouveau - Racial, Capitaliste, Autoritaire - à condition de lui dire oui à Elle, et de dire non à l'Autre, non tu n'es plus un être humain, oui tu dois mourir, et tes enfants avec toi."

 

L'histoire émouvante, pleine de rebondissements, aussi sinueuse que le Doubs encerclant Besançon, de Suzanne, Jacquot et Pinou & Pinou en prise avec ce qui pourrait être le Diable en personne, trouve pourtant aussi son lot de beauté et d'humanité fichées avec force dans l'abomination. Chaque personnage hypertrophié sous les mots généreux de l'auteur - chacun·e saisi quasiment comme une substance - constitue un faisceau de lumière, un trou d'air dans le mégafeu de l'Histoire. Le courage et la fragilité s'entremêlent et trouvent un reflet permanent dans la permanence sublime du paysage bisontin. De collines en vallons, de la rivière aux vieilles pierres, De Besac à Trepot, de Montfaucon à Bregille, Paul KAWCZAK quadrille les alentours de sa ville natale et la transforme en magnifique personnage de son roman, nous rappelant ainsi que l'univers déborde notre regard et nous traverse continuellement, porteur d'une paix, d'un salut invisibles.

 

"Besançon, de l'autre côté du Doubs, abandonnait cette journée aux souvenirs et irradiait de tons tendres avant de lentement s'éteindre - comme, dit-on, la peau des caméléons s'enflamme de colorations anarchiques au moment de leur mort. Le creux tranquille au pied des vieux forts de Beauregard et de Bregille s'emplit soudain du chant d'une armée de grenouilles. Les coassements cliquetants s'élevaient de l'ombre, s'envolaient des larges nénuphars bordant la rivière, à l'abri des larmes dorées et fines des saules pleureurs. Et le monde s'endormit."

 

À l'ancienne, dans une langue souple et volubile, d'une voix chargée de grain, Le Bonheur  emporte votre cœur mais vous garde la tête bien vissée sur les épaules, s'octroyant des embardées formelles brutales mais néanmoins nécessaires ; ainsi une première fracture de 30 pages vous attrape à la volée dans le premiers quart du récit pour énumérer froidement la longue suite de convois qui ont quitté la France en 1942 direction Auschwitz et sa solution finale. Sont rappelés dans ces pages le nombre de personnes raflées, la composition des wagons - combien d'hommes, de femmes et d'enfants - et le nombre de personnes tuées à leur arrivée. Sans oublier de préciser si la police française a aidé ou non aux rafles, et le nom des hauts fonctionnaires en poste à Vichy pendant la période de l'Occupation. Cette fracture, litanie particulièrement éprouvante, et les quelques rappels en écho au fil du texte produisent un ancrage puissant au sein de la fiction, (on pense bien sûr au Livre des Crimes,  quatrième partie de 2666, chef-d'œuvre de Roberto Bolaño) réarmant une vision politique et contemporaine de la fresque peinte avec une candeur de surface.

 

"Il suffisait de laisser mourir."

 

Paul KAWCZAK écrit comme il respire, avec aisance et abondance, certainement aussi par nécessité, d'expulser un cri d'effroi, de colère, de douleur, de dire la fascination et l'émerveillement aussi. Le Bonheur  condense tout cela, et parle, derrière l'habileté littéraire et la voltige narrative, du présent que l'on ne voudrait pas voir, de nos crimes en train de se faire, de femmes, d'hommes et d'enfants qui continuent de périr sous les bombes aujourd'hui, tranchés en deux, carbonisés. Le Bonheur  est comme un conte pour adulte qui met en présence tendance de vie et tendance de mort, deux pôles rendus à leur forme élémentaire pour les distinguer nettement, et distille, comme de petits cailloux précieux cachés sous la langue du conteur à destination de celles et ceux qui voudront bien comprendre, des morceaux de magie, de camaraderie, de joie et d'espoir, tenus ensemble par un nœud de détermination franche face à l'expression du fascisme.

 

"Et cette dérive, ce délire, je crois que c'est du désir. Je me demandais ce qu'il peut y avoir de vrai à partir d'une histoire qui commence comme ça, avec du faux, et qui file du faux, qui file, qui file."

 

 

 

Paul KAWCZAK, Le Bonheur,  2025, La Peuplade