
"[...] Je vais écouter votre cœur, il pose le rond de métal sur son torse, c’est froid, elle sent son cœur battre fort, elle le sent et elle se dit qu’il doit l’entendre, ça n’est pas normal si fort, ça cogne dans sa poitrine, ça fait remuer les os, mais il dit Bien, tout va bien, il parle, une voix profonde, une voix à laquelle il faut obéir, Vous allez vous reposer et puis quelqu’un viendra vous chercher pour vous ramener à la maison, dans la gorge de Rinske, dans son ventre, quelque chose se déchire, ça lui arrache une plainte Nee nee nee, elle regarde le médecin, elle ferme les yeux, elle sent son cœur dans sa tête, elle met sa main à sa tempe, elle fait non avec la tête, Ça va Madame ?, elle fait toujours non, elle ouvre les yeux, il lui manque du souffle, elle marmonne quelque chose, sa voix est enrouée, sa voix est cassée, le médecin, Quoi ?, l’infirmière en écho, Quoi ?, Rinske ravale sa salive, elle respire une fois, deux, puis elle répète les mots arrachés du fond d’elle-même, Je n’y retourne pas, pas avec lui."
Sporen, court et intense premier roman de Julia SINTZEN, s’ouvre avec fracas sur une scène à la violence irradiante, prise dans la gangue mobile et bourrée de plis d’une longue phrase qui fait se percuter intériorité et extériorité, oralité brute et écriture toute en circonvolutions. Cette scène inaugurale, acmé narratif qui restera l’axe central – mais souterrain - du récit, se conclut par un cri, un refus, un simple et percutant non, dit en néerlandais. Nee. À partir de ce Non jeté, on le comprend, tardivement, par Rinske au visage de son mari Wim, s’enchaînent ensuite une constellation de micro-chapitres, comme autant de ponctions du quotidien d’un couple dans les Pays-Bas de l’après-guerre. Allers et retours dans un temps plus ou moins éloigné, avant-pendant et après l’Amour, chaque chapitre nous balade aléatoirement sur la ligne de leur vie et devient une capsule fragile, une extraction de deux existences qui peinent à se trouver, où résonnent en permanence la violence domestique, les souvenirs lancinants, les espoirs perdus, les bonheurs partagés, la peur permanente collée à l'estomac comme un bruit blanc, les gestes répétés, et l’incommunicabilité irréductible, captive du silence.
"La forêt est silencieuse, Rinske aime et elle n’aime pas ça, les silences, les bruits dans le silence et son incapacité à deviner ce que c’est, ce qui peut bien faire ce bruit, c’est Fido, ça n’est pas lui, il est trop loin, sous chacun de ses pas les feuilles se froissent, les feuilles se froissent et les gravats crissent, les gravats de la ville crissaient et dessus les pieds glissaient, dans les feuilles les pieds s’enfoncent, elle avance sur la pointe, sur quoi elle marche, sur qui, elle ne voit pas ce que cachent les feuilles, sous l’amas de pierre, de briques, de morceaux de choses qu’elle ne reconnaissait plus, il y avait quoi, il y avait qui, elle devait se répéter avance, continue d’avancer, sinon tu seras prise toi aussi [...] "
Plongée dans une banalité hérissée d’épines et de fleurs, elle-même surplombée par les ombres de l’Histoire, Sporen parvient à se maintenir au plus près de ces deux êtres et de leurs abîmes. En s’articulant et se repositionnant en permanence autour des non-événements qui jalonnent leur quotidien – représentés par des gestes, des habitudes autant que des objets ou des menus souvenirs – Julia SINTZEN réveille une mémoire familiale sensible et pleine d’épaisseur à laquelle elle inocule une subtile strate psychologique par l’usage d’un point de vue qui fraie avec le flux de conscience. L’écriture qui se déploie ici est comme une peau, qui épouse et révèle une silhouette, se desquame face à l’aridité d’une vie, et se recompose en permanence, laissant apparaître une trace muette à la place de chaque blessure. Le non de Rinske, cri sans appel contenu une vie entière, hante rétrospectivement chaque épisode, comme un lent poison qui corrode les entrailles. On retrouve dans ce texte vif et inspiré la grâce et l'intelligence des narrations fragmentaires d'Éléonore De Duve et Bronka Nowicka, capables d'étoffer la vie à partir de rien, d'en révéler toute la fragile magnificence à l'aune de la tragédie qui surplombe, de savoir esquisser une chorégraphie humaine constituée d'esquives et de rapprochements, perpétuellement hantée par la douleur.
"Mooi, heel mooi, les petites poupées dansent, quand on rapproche l’une, l’autre s’en va tourbillonner plus loin, c’est un jeu d’aimants contraires, les petites poupées ne peuvent pas danser seules mais elles ne peuvent pas danser ensemble non plus [...] "
Patient et habile travail de tissage de l’intime et de l’historique, du familial et de l’universel, de langues voisines, de verbal et de non verbal, d’oral et d’écrit, Sporen se fait petite fresque magnifique, désarmante, taillée dans un trousseau à la hauteur de celles et ceux qui s’y sont couché·es.
Julia SINTZEN, Sporen, 2025, Corti