
"Car qui venait des coins du monde (et les coins du monde étaient nombreux désormais) pour voir au bout d'une route (longue saignée en ligne droite au milieu de la forêt) les peintures de Bonampak ? Des visiteurs de passage : vous, nous, moi. Et à ces visiteurs d'un jour qui achèteraient un petit jaguar en bois, il n'était donné qu'une image. Il n'était donné que le mensonge."
Que voit-on de Bonampak ? Que voit-on de ce site archéologique perdu (?) au milieu de la forêt lacandone, à l'Est du Chiapas, Mexique ? Que voit-on de ces ruines mayas dont les peintures murales, merveilles entre les merveilles, ont patienté dans l'ombre pendant quelques mille deux cents ans avant de devenir target touristique ? Que voit-on, et surtout que veut-on voir de l'histoire de la découverte de ces pierres en 1946 par des aventuriers occidentaux qui ont, au propre comme au figuré, mis la main dessus. Quelle image nous est offerte de l'ensemble ? Celle d'une fresque historique très propre, évidente, sans aspérité - on est venus on a marché on a découvert - comme une vitrine : parfaitement organisée, à l'éclairage parfait, sans zone d'ombre ; mais à bien y regarder, peut-être, comme toutes les histoires coloniales, un peu trop claire, comme si le faux-plafond qui contient les spots orientait la mise en scène. Que les podiums dissimulaient câbles, poulies, sueur, cambouis et tout un peuple qui actionne la machinerie. Et c'est précisément derrière les montants de la vitrine que nous embarque Lætitia BIANCHI, passeport en main pour les placards poussiéreux de l'Histoire via un vol littéraire en classe voltige.
"Faut un nom qui claque. [...] Hey ! C'est pas mal dis donc. Bonampakbonampakbonampak. Ça sonne vraiment bien : Bonampak. Vous en dites quoi ? Bonampak ? Bonampak ! C'est vendu. B. O. N. A. M. P. A. K. C'est tout simple : Bonampak. On a l'impression que ça s'est toujours appelé comme ça. On a l'impression que c'est là depuis mille ans. C'est du bo c'est du bon c'est du Bonampak. Bobobo, nananam, pakpakpak, Bonampak. Bo bo bo bo boooo, Bonampak ! Bonampak Bonampak Bonampak. Bonampak !"
Ainsi donc, l'Histoire serait plus complexe que ce que le discours occidental unilatéral et le marketing touristique auraient retenu ? Incroyable mais vrai. L'autrice de ce jouissif Bonampak s'emploie en ce sens avec vigueur au recadrage historique, mais en n'omettant jamais les potentialités de la fiction ni le plaisir de la joute verbale. En ne suivant absolument pas un fil linéaire mais en s'adonnant au contraire à une écriture dont la trame éclatée relie doucement des points a priori éloignés, c'est au dessin d'une nouvelle cartographie du passé que s'adonne Lætitia BIANCHI. Tout une constellation de personnages aux trajectoires bien différentes est ressuscitée, mise en orbite, individus passés plus ou moins à la postérité dont la présence avérée au Chiapas dans les années qui entourent la (re)découverte de Bonampak trace une route parallèle à travers la brousse du temps et nous laisse approcher les ruines par leur versant caché. Carlos Frey - véritable héros de ce livre, peut-être seul occidental de cette épopée à ne pas être venu en conquérant et à avoir sincèrement considéré le peuple lacandon - Frans Blom, Don José Tarano, Elisa Hall de Asturias, Giles Greville Healey ou John Bourne, du Chiapas en passant par Dresde et Hollywood, avant pendant et après, autant de figures, de lieux et de moments télescopés, maillés serrés pour former un paysage mental défait du mensonge colonial, où l'on comprend qu'il en a fallu des tonnes de circonstances amères pour guider l'archéologue blanc au pied d'architectures autochtones pluriséculaires sacrées et secrètes.
"Ici ? Il faut juste marcher. Marche, cela suffira. et qui saurait dire non ? Non, non et non, en maya lacandon : mayub ? Qui saurait dire non à ces arbres grands comme des buildings où le soleil naissant est un ara qui s'envole ? Qui saurait dire, mayub le râle du jaguar , mayub le vert des rivières enfantines, mayub les orchidées à cheval sur les plus hautes branches, mayub ces noëls quotidiens ? Qui saurait dire, mayub les fruits grands comme des visages, mayub cinq jeunes filles non pas en tenue d'Ève car qui dit Ève dit nostalgie, dit paradis perdu, dit perte, non, mayub la nudité de cinq èves ne se posant pas la question de la perte, mayub la nudité sans la honte ? Qui saurait dire mayub la chasse au crocodile, mayub leurs larmes entre les doigts ? Qui saurait dire, mayub les éclairs de pensée parmi les heures étirées de la malaria suivies de l'aube criarde et apaisée, mayub le nouveau monde ?"
Pétrole, caoutchouc, sapotillier, bananes, acajou, cinq mots pour désigner matière, essences, fruits, vie, ressources pillées avidement puis exportées et transformées. Avant que Bonampak ne se re-révèle aux archéologues, il y a eu, entre autres, ces cinq trésors que l'occident est venu aspirer en taillant la forêt en pièce. Et des routes ainsi ouvertes comme de larges saignées dans le biotope, la puissance majestueuse d'un environnement enivrant livré comme une noix de coco scindée en deux au désir blanc, à l'insatiable besoin de captation, au fantasme d'une vie autre que l'on a pourtant débité froidement en petits morceaux à ranger sur les étagères de nos souvenirs et du British Museum. Et donc, au bout du bulldozer : Bonampak.
De l'histoire détaillée de cette découverte on ne vous dira rien de plus car le livre s'en charge de la meilleure des manières, avec force allers-retours, portraits pleins de tonalités, fausses digressions, superbes charges anticoloniales accompagnées de visions d'une pure beauté de ce territoire, de l'altérité dont il était fait. La langue servie au fil du texte ne réduit jamais ni les êtres ni l'histoire, elle en amplifie les perspectives en animant et jouant avec les sonorités, en changeant les points de vue, en réveillant d'autres lettres, d'autres mots, en attrapant par son revers le récit communément et bêtement admis, en jonglant habilement avec tout ce qui lui passe sous la main, fut-ce l'orthographe ou la mise en page.
"Être une longue note de bas de page à ce prospectus qui disait, Healey, guidé par ses amis lacandons, a découvert Bonampak. Contrebalancer l'orgueil sur papier glacé de ceux qui croient encore à l'explorateur télétransporté par magie blanche pile au bon endroit pile au bon moment ; contrebalancer ce récit glorieux par la guerre, par le commerce des bananes, par le commerce de l'acajou, par le commerce du chewing-gum, par le bon vouloir des bœufs et des mules. Écorner cette naïveté si courante : vouloir emporter les paysages et les splendeurs - comme si cela nous était dû. J'arrive ! Ditez-moi, hé ho ! Où sont vos trésors ? On aimerait les voir ! (Et que ce soit propre, et confortable, et que l'on mange bien.) Cette tournure d'esprit de conquistador à la petite semaine ; cette tournure d'esprit immature, touristique et coloniale, de celui qui croit que les splendeurs de toutes les natures et de toutes les cultures sont à lui, sont trésors de son bout d'humanité à lui, que ses yeux sont les plus à même de voir, et que ses musées sont les plus à même de protéger les pierres - mais leur a-t-on demandé leur avis, aux pierres ?"
Armée d'un sarcasme aiguisé couplé à un esprit frondeur et joyeux, Lætitia BIANCHI abat ses cartes : carré d'as dans l'exercice de la contre-histoire. Bonampak sonne, vibrionne, tourne en tous sens autour du mât fébrile du récit colonial érigé en histoire universelle et l'abat à tir-d'aile. Ce texte est un toucan éclatant, au bec bariolé immense et ouvert pour conter depuis les branches au-dessus des ruines la vie qui était là, avant, grandiose, et les petites destinées qui ont conduit aux grands désastres, avec parfois quelques découvertes dans leur sillage - derniers prétextes à nos errances civilisationnelles.
"Et tant qu'une armada de gens venus de loin n'auront pas emporté la cathédrale de Chartres ou la Sixtine sous le bras à bord de grands oiseaux de fer, nous ne comprendrons pas."
Lætitia BIANCHI, Bonampak, 2025, Verticales