"GAGNER SA MORT" - Griselda GAMBARO

 

"Cledy détourna son regard, retint ses larmes et chercha des yeux  une fenêtre. Il n'y en avait pas."

 

Toute l'histoire et le procédé narratif de Gagner sa mort  pourraient être contenus dans cette simple et unique phrase.

Écrit et publié en Argentine en 1976, le pays rebasculant irrémédiablement à cette date dans une dictature militaire (le régime de Videla) qui ne prendra fin qu'en 1983, laissant derrière elle des dizaines de milliers de "disparus", des centres de torture en plein cœur de Buenos Aires et un océan de larmes, ce texte de Griselda GAMBARO est une incarnation. Celle de la logique totalitaire, de son mécanisme brutal, de l'enfer qu'elle construit, de l'horizon qu'elle clôture. Mais l'autrice, dans un mouvement de contorsion nécessaire sous dictature, déplace subtilement cette logique en l'extrayant de la sphère politique et en l'appliquant à une simple cellule familiale, en la concentrant sur un seul corps, celui d'une jeune femme recluse dans la souffrance et l'incapacité totale à échapper à la coercition de ses "proches". Une vie de misère, psychologique et physique, brossée de manière lapidaire et acérée, dont la froideur percute nos affects de lecteurs.

 

"Cledy courait à l'aveuglette, comme en un rêve et personne ne tendait la main pour l'arrêter, pour lui expliquer son effroi, pour la protéger. Elle était née complètement démunie, dans l'attente du mot qui devait la sauver et que seuls pouvaient prononcer les autres."

 

À quinze ans, Cledy devient brutalement orpheline. Le récit débute là, aux côtés de cette adolescente meurtrie par la perte qui s'apprête à entrer dans l'institution publique censément apte à la prendre en charge. Puis l'on suivra ses pas de l'orphelinat à sa famille d'adoption, intégrée par la force des liens du mariage. Sous nos yeux, de bout en bout, la vie de Cledy ne sera qu'une succession d'outrages subits, de deuils impossibles, de liberté siphonnée, sans qu'aucune échappatoire ne se distingue. Les proches deviennent des tortionnaires, les amis sont inexistants, les murs ne protègent de rien puisque les statuts familiaux s'interchangent, la normalité est tordue à l'extrême. Griselda GAMBARO place son héroïne sous le joug d'une violence inouïe et d'une servitude complète aux endroits même où elle serait censée trouver attention, confiance, liberté et soutien. Ainsi dans Gagner sa mort, ni l'institution ni la famille ne sont garantes d'une quelconque sécurité ; bien au contraire elles deviennent le lieu central de l'oppression. Cette violence, édifiée sur une structure patriarcale et constamment libidineuse, s'attaque à son intimité, à son sexe, à tous ses attributs féminins autant qu'à sa construction psychique tout en justifiant chaque acte de manière très rationnelle. C'est Cledy qui est fautive, fautive d'être comme elle est, fautive de ses morts, de sa classe sociale, fautive de son corps, la société autour d'elle souffre de ces fautes et ne peut que tenter de lui montrer le droit chemin. Inversion totale des valeurs et de la source du mal. Le texte de GAMBARO ne se perd pas en atermoiements : avec la dureté et le tranchant d'une lame il découpe la vie de la jeune femme en quartiers épais et les donne en pâture aux personnages qui l'entourent, nous plaçant dans la posture délicate de regardeurs passifs, impuissants ou peut-être trop lâches pour empêcher quoi que ce soit.

 

"À la fin, fourbues, elles s'assirent sur un banc. Il y avait un prunier en fleurs, des fourmis descendaient le long du tronc, des pétales blancs sur le dos, et Madame Davies les écrasait du bout du doigt en murmurant des gros mots. Cledy surveillait la main sur le banc, mais la main resta immobile, en paix."

 

Le destin de Cledy est tragique et malaisant, tant l'acharnement malveillant - mais produit avec le sourire et l'outrecuidance des idiots - y est total. La vie de la jeune femme n'est qu'un cheminement douloureux et incertain, dont chaque point d'appui peut se révéler en réalité une fosse aux abominations. L'écriture de l'autrice argentine, avec précision, candeur et rationalité expose l'enfer comme on déroule un exposé philosophique ou une recette de cuisine. L'empathie en est absente au profit d'une distance salutaire pour qui ne voudrait pas être trop aspergé... Manque de chance, derrière cette distance de la narration se tapit un rire féroce que l'accumulation caricaturale des supplices attire en son sein. On voulait éviter les éclaboussures, on se retrouve en réalité totalement trempé, baigné dans un malaise et une stupeur qui ne disent que trop bien nos silences coupables. Et le rire autour dont on ne sait s'il se joue de l'héroïne, de la fatalité ou de nous.

 

"Si seulement on l'avait chaque jour effrayée par de menus faits, de petits accidents semés autour d'elle avec une compatissante dureté, avec une amoureuse cruauté, comme peu à peu on s'immunise avec un poison, le choc n'aurait pas été aussi démesuré."

 

Gagner sa mort  est un texte de combat, une œuvre cinglante qui déploie sans ciller les outils d'un régime dictatorial tout en le raillant avec délice. Car l'impunité et la bêtise crasse y sont montrées dans leur plus simple appareil, dans toute leur repoussante ignominie camouflée sous les traits contrefaits du pouvoir. Griselda GAMBARO tisse avec acuité une relation équivoque entre le totalitarisme et la pensée systématiquement patriarcale, conservatrice et bigote qui l'habite. Les valeurs a priori prônées et défendues par les bourreaux sont en fait violées brutalement par une caste qui se dédouane à chaque coup par l'accusation absurde de la victime. Comme dit le sage : "on pourrait en rire si les conséquences n'étaient pas aussi tragiques".

Qu'on ne s'y trompe pas, Gagner sa mort  est une œuvre douloureuse malgré le rire féroce qui y résonne. C'est l'expression d'une écriture qui cherche un espace sous la chape de plomb de la dictature, à la force du poignet et d'un regard plein d'ironie braqué dans celui, morne, des meurtriers et de la masse silencieuse qui les adoube.

 

Le résultat : un texte d'une puissance extraordinaire, qui sape les fondations de la dictature en emmenant les mots et l'imaginaire au bout de la logique totalitaire, se jouant de l'horreur en lui opposant un rire sardonique.

 

 

 

Griselda GAMBARO, Gagner sa mort, 2025, Monts Métallifères, trad. Laure Bataillon