"LA DERNIÈRE NEIGE" - Arno CAMENISCH

"Tu vois venir quèqu'chose, demande Georg devant la cabane. Paul est à côté de lui, il a pris les jumelles, mhm, il dit, je vois encore personne, il est quelle heure dis voir ?"

Un peu comme la sœur Anne qui ne voit rien venir ou Vladimir et Estragon qui chez Beckett attendent un Godot qui ne se pointe pas, Paul et Georg, nichés au cœur des Grisons, attendent le chaland-skieur depuis leur remontée mécanique mais ne voient de la montagne que les sommets qui s'érigent et la neige qui s'amoncelle. Timidement d'ailleurs il faut bien dire.
Leur quotidien, fait de menus travaux d'entretien et d'accueil de rares touristes, est surtout fait d'attente et de scrutation. On scrute car la saison paraît détraquée, la neige se fait désespérément attendre. La neige, on s'entend : le vrai manteau blanc épais et charnu qui enrobe les cols depuis des siècles à cette période de l'année, et pas ce poudroiement de sucre glace tout juste bon à couvrir des tartelettes qui daigne fébrilement tomber. Alors forcément dans ces conditions on scrute le ciel, premier spectacle, celui qu'on a l'habitude d'observer en ces terres hautes comme une boule de cristal, qui présage des temps à venir, bons ou mauvais. Et comme nos chers acolytes, pas encore finis mais pas non plus à l'âge de leur première étoile, les temps semblent comptés, dérèglement climatique et exode rural obligent.


"[...] et dans quelques années quand on regardera là-haut, le beau glacier il sera loin,
furtibus, pour toujours et à jamais disparu le grand réservoir, et tout ce qu'il nous restera ce sera tout au plus de raconter comment c'était avant."

Il y a dans l'air quelque chose de crépusculaire. Mais aussi du pétillement, de la vie pleine de gouaille et d'énergie. Un peu comme un vent pur et frais qui pique le nez, les échanges savoureux entre Paul et Georg fouettent les zygomatiques, la faute aux histoires pas piquées des vers que les deux compères ravivent tout en bricolant. Du fond de la vallée jusqu'aux glaciers, il y en a eu des vies vécues, des gens croisés, partis, revenus, des morts enterrés  (parfois à plusieurs reprises). Le bon vieux temps est bien garni et généreusement servi. Car dans un mouvement qui pourrait ressembler à la force de l'habitude mais qui est peut-être aussi une lutte contre l'oubli, Paul et Georg déballent inlassablement leur sac de souvenirs truculents. Absolument tout du quotidien est prétexte à réveiller la mémoire du village et de celles et ceux qui l'ont peuplé, ou le peuplent encore.

Superbement mené par le sens du dialogue et de la mise en scène de l'auteur - élémentaire, absurde, très légèrement sentimentale - le duo gentiment perché que composent Paul et Georg est un petit catalyseur mémoriel pour un territoire en voie de disparition.
Et le rire, jamais loin, d'agir comme un remède à la mélancolie. Un rire jamais forcé, l'humour distillé par Arno CAMENISCH  lié davantage à la situation, aux histoires rapportées, à la langue - ce romanche appuyé et délicieux si bien rendu par la traductrice Camille Luscher - aux caractères de ses personnages plutôt qu'à une quelconque vanne potache.

Au final, comme avec ses autres textes traduits en français , Ustrinkata, Sez Ner, Derrière la gare, que l'on ne devra sous aucun prétexte se dispenser de lire, Arno CAMENISCH fait de La Dernière neige  un texte ébouriffant et vivifiant, superbe hommage à l'épaisseur de la vie, d'un lieu et d'une culture, aux oripeaux qui en font la saveur, et lui confronte l'imminence brutale d'une modernité qui finira malheureusement par tout balayer. Mais pas sans que l'on ait emporté un morceau de tout ça avec nous avant.

"Il sort les clés de la poche de son pantalon et ferme la cabane, il passe le balai sur les deux marches devant la porte, repose le balai contre le mur et se retourne, vualà, il tire la fermeture Éclair de sa veste de ski, il redresse sa casquette et dit  pronto."


Arno CAMENISCH, La Dernière neige , 2021, Quidam, trad. Camille Luscher