"PLEINES DE GRÂCE" - Gabriela CABEZÓN CÁMARA

"Tout ce qui est né will die"

Mise en bouche annonciatrice.
Pleines de grâce  n'y va pas par quatre chemins et entonne dès son amorce un chant funèbre composite.
Prédication du monde et de l'œuvre qui s'apprête à dérouler ses formes sous nos yeux. Et manière de lier instantanément un assemblage hétéroclite de blocs de langues, de références, de cultures, de pensées et de genres.
Car pour déployer l'histoire flamboyante et tragique de Cleo, Qüity et du bidonville d'El Poso, Saint-Esprit de la misère en plein Buenos Aires, Gabriela CABEZÓN CÁMARA use de la langue et de ses personnages comme d'une boue humide, en les modelant à l'aide de tout ce qui lui passe à portée de plume, de tout ce que les Villas Miseria  - terme argentin qui désigne les bidonvilles - charrient en elles.

"Maintenant, peut-être, la  villa ressemble un peu plus qu'alors au paradis, mais seulement en ce qu'elle est perdue et regrettée, même si, parfois, munies de martinis et d'une vue imprenable sur les Caraïbes, on se met à planifier la nouvelle  villa, à réfléchir au moyen de recréer ce qui a été nôtre. Pour commencer, on ne part pas de rien : des bidonvilles, des bidonvilles et encore des bidonvilles. Si on a le moindre doute, il suffit de suivre les courbes de la répartition de la richesse en Argentine."

Depuis sa villa-bunker à Miami où elle vit désormais, Qüity revient sur son passé récent et raconte l'aventure épique et tragique vécue au cœur d'El Poso, à Buenos Aires, un autre genre de villa où la misère se substitue au luxe. Alors encore journaliste, cramée à la coke, Qüity pénètre un jour à El Poso pour rencontrer et faire un reportage sur Cleopatra, travestie devenue prédicatrice et qui a renoncé à la prostitution après une apparition de la Vierge Marie. Emportée par l'aura solaire de Cleo et de la joyeuse multitude qui l'entoure, Qüity s'enkystera et partagera dès lors la vie de ces laissés pour compte, de cette masse populaire anonyme et délaissée pour qui violence et drame n'étaient que synonymes du quotidien, mais qui s'édifient tranquillement en communauté autonome sous le patronage de la Vierge. Entre cumbia, drogues, alcool et sexe débridé, ingrédients d'une vie vécue par ses bords extrêmes, la voix de la Vierge des Gueux s'élève et donne la direction à suivre par l'intermédiaire de Cleo, prêtresse hallucinante et hallucinée, folle assumée, morceau de bravoure, de résistance, de générosité et summum de mixité réunit en un seul corps et une seule âme. Par sa foi, par son corps, puis par l'énergie de tout un groupe, El Poso se métamorphose.


"Le chaos du bidonville s'était ordonné comme si les années de misère et de précarité, les allées jonchées de merdes, les morceaux de tôle, les briques de toutes sortes et de toutes tailles, les murs disjoints, les gamins en roue libre, tout cela n'avait pour origine que l'absence du bassin. Dès son achèvement, chaque chose a semblé faire partie d'un plan, de quelque chose avec un sens et des objectifs. Comme si ce misérable labyrinthe avait répondu à un design concerté, la misère s'est mise à passer pour de l'austérité."

Mais alors qu'une nouvelle perspective se dessine pour les habitants de la villa, non pas loin de la misère, mais parvenant au centre de celle-ci à créer un espace de paix et à générer de nouveaux horizons, le pouvoir politique local met un terme à l'épopée et produit de nouveaux martyrs. Le monde de la capitalisation et de la rentabilité, celui du banditisme en col blanc, ne saurait accepter que les plus faibles se mettent à suivre leurs  propres règles.
Le monde proposé par Cleo et ses accolytes est un univers fait de bric et de broc, qui réunit les corps, entretient avec le sacré une relation intime, une déférente vulgarité, c'est un monde qui s'éloigne de l'Institution et investit la vie dans toutes ses dimensions, de façon foutraque et avec les moyens du bord, mais avec honnêteté et équité.

"La Vierge veut que je continue de vivre, je ne sais même plus combien de fois elle m'a sauvée, moi aussi j'ai du mal à croire qu'elle m'ait choisie pour la mission de dire ce qu'elle a à dire, c'est étrange qu'elle, qui est vierge, m'ait choisie justement moi, qui me suis bouffé plus de teubs qu'une geisha centenaire. Elle dit qu'on ne peut pas savoir ce que c'était de prétendre parler en étant une mère juive célibataire de quinze ans, il y a deux millénaires."

Gabriela CABEZÓN CÁMARA compose avec Pleines de grâce  un récit épique, un opéra cumbia tonitruant dramatique, où s'entrecroisent deux manières de raconter et de percevoir les événements, celle de Qüity et celle de Cleo, vue du pourtour et vue de l'intérieur en tension permanente, qui ne cessent de s'écarter pour mieux s'épouser. L'autrice déroule l'histoire d'un territoire qui ressemblent à l'histoire du monde, où se télescopent la violence et l'amour, le sang la boue le sperme les vulves et les verges, la culture populaire les références littéraires et les mythes sacrés, les riches et les pauvres, l'espoir d'un nouveau monde possible et la persistance de l'injustice.
Cleo réunit en elle le sacré et le profane, s'accapare l'acte de foi pour le redistribuer inlassablement sous forme de pure offrande, et la meute qui la suit n'est rien de moins que le fondement de l'Argentine, un agrégat repoussé dans les coins qui s'acharne à vivre, envers et contre tout.


Pleines de grâce  est libre et brutal, c'est un autel construit sur un bordel innommable, c'est l'histoire éternelle qui se répète et compose une ritournelle, c'est la langue qui ne fait pas semblant de dire, mais parvient à être pleinement dans la matière qu'elle triture, sans regarder de trop haut ni de trop en bas, c'est du rêve et du délire et de la crasse, ça vous tombe dessus comme une pluie de pavés sur des boucliers de CRS, ça vibre de tous les côtés tellement c'est vif, et puis ça creuse des tunnels, ça créé des ponts entre tous les points culminants mais pas brillants de notre société.
Ça rend leur dignité aux oubliés.

"On riait tous. On était Dieu, quelque chose de l'ordre du sacré circulait entre nous".


Gabriela CABEZÓN CÁMARA, Pleines de grâce , 2020, éditions de L'Ogre, trad. Guillaume Contré