"EMBRASSE L'OURS ET PORTE-LE DANS LA MONTAGNE" - Marc GRACIANO

"Tous les membres de la troupe s'étaient figés et le laissèrent venir à eux, et il alla se placer parmi les membres de la troupe, comme si sa place avait toujours été parmi eux, et il s'assit cérémonieusement dans le fauteuil sous l'auvent, le seul meuble que la troupe possédait et qui était ordinairement dévolu aux aïeux, et il posa très précautionneusement à ses pieds le sac qu'il détenait, comme si son contenu en était éminemment fragile."

 

En conteur savant et agile ciseleur du verbe, Marc GRACIANO investit, dès les premières pages du récit,  l'imaginaire, et accapare les sens en déposant sous nos yeux une histoire encore toute enveloppée d'un nimbe fuligineux, dont on ne sait avec assurance où elle nous mènera si ce n'est sur un territoire sylvestre ancestral, espace privilégié garant d'une matière mythologique abondante.

Par petits chapitres ornés de courts blocs narratifs, portés de façon antagoniste par des phrases elles allongées dont les traînes sinuent et s'enroulent à la façon de phylactères, Embrasse l'ours et porte-le dans la montagne  s'attache à divers lieux et personnages, humains et animaux, évoluant tous au cœur ou en lisière d'une forêt de montagne épaisse à une époque lointaine. Ainsi, autour de la figure imposante de la Grand-ourse sillonnent ou se déclinent les oiseaux, le loutier, le promontoire, la faim-valle, les montagniers, les cerfs...

"Elle essaya la tanière sous l'arbre, dans l'abattis, mais c'était un lieu trop froid et elle l'abandonna, puis elle essaya celle de la cavité entre les racines du vieux fou, mais ne s'y trouva pas à son aise, et la quitta, puis, pour finir, elle s'installa dans la caverne, mais elle faisait ainsi chaque année en vérité, à cause que c'était sa tanière préférée, celle-là même en laquelle elle avait été faonnée, et qu'elle lui était très attachée, en surcroît qu'elle la jugeait la plus confortable et sûre, quoique ce dernier point fût douteux, vu que son emplacement était connu de longue date par tous les montagniers, mais nul d'entre eux, il est vrai, aurait osé s'y aventurer."

 

Redonnant à chaque être, humain, animal ou végétal, la même valeur et le même intérêt, Embrasse l'ours  édifie une matière fabuleuse dont l'enchantement qui en émane ne se départ jamais d'une réelle profondeur philosophique.
Pas à pas, en suivant la piste tracée par le guide GRACIANO, c'est à la suite d'un superbe conte en forme de parabole, dont la matière textuelle semble emprunter aux plus vieilles manières orales, que l'on se met en route, accrochés par l'épaisseur des vies, dessillés par la brutalité héréditaire de l'Homme, portés par la redécouverte d'une Nature dont chaque mot s'attarde à dire et rappeler les secrets.

"Cependant, sa sœur de lait avait grandi encore, elle était devenue une fillette, et l'aïeule emmenait l'ours et la fillette dans la sylve autour du campement, afin d'enseigner à l'enfant les plantes comestibles, ainsi que celles médicinales, à cause, avait dit l'aïeule, que l'ours était trop vieux pour les apprendre maintenant, et l'aïeule avait dit qu'il aurait dû faire cet apprentissage avec sa vraie mère, dans le tout premier âge, et l'aïeule avait dit qu'il était complètement dépendant d'eux désormais, et que la fillette, en tant qu'elle était sa sœur de lait, était porteuse d'une grande responsabilité à son égard, et devrait toujours s'occuper de lui, et le protéger, et le défendre."

À la manière d'un Italo CALVINO, Marc GRACIANO saisit le fabuleux à pleines dents pour en extraire l'essence la plus dense, taille la parole à hauteur de toute la puissance évocatrice  qu'elle s'acharne à contenir et compose une œuvre à la grâce éblouissante.


Marc GRACIANO, Embrasse l'ours et porte-le dans la montagne , 2019, Corti