"UNE VOLVO BLANCHE" - Erik SVETOFT

 

Vous êtes prêt·es ? Les ceintures sont attachées ? Les lunettes de ski posées sur le troisième œil et les chakras enveloppés dans du papier bulle ?
Bien. Alors c'est parti pour une virée sans retour dans les arcanes d'un monde obscur et terrifiant qui ressemble étrangement au nôtre, dans une version cauchemardesque où l'horreur sociétale devient abjection concrète, remugle visible et préhensible. On vous prévient, c'est Erik SVETOFT aux commandes du bolide, l'individu à la fâcheuse tendance pour ce genre d'embardée (on se rappelle avec effroi du génial SPA ) à rouler pleine balle défoncé à l'hémoglobine, tous les compteurs dans le rouge, le pied collé au plancher - vermoulu - de son univers en trompe-l'œil où l'Enfer ressemble à un tube télescopique infini, dont on ne sort jamais vraiment, sinon entre quatre planches.

 

En qualité de passager ayant déjà fait quelques allers-retours dans les souterrains svetoftiens, on va tenter de cadrer les choses, pour ne pas vous faire flipper plus que de raison et vous engager à vous asseoir confortablement à nos côtés sur la banquette arrière. Mais virez les cadavres avant, sinon l'odeur risque de vous mettre le  cœur à vif.
Une Volvo blanche
, après un démarrage en trombe volontairement chaotique et nébuleux où l'on assiste à quelques amorces de récits elliptiques émaillés de visions d'horreur en pleine page, prend la route d'un bon gros thriller industriel construit à la perfection. Sauf qu'au thriller l'auteur maniaque appose donc en supplément les codes tourmentés du cinéma horrifique ainsi qu'une belle tartine d'absurdité malaisante, morphing de Buster Keaton avec Lars Von Trier (malaisant  on vous a dit).

Pour faire court : après une catastrophe industrielle tragique, une série de meurtres vise les responsables de l'usine, dont les corps sont retrouvés massacrés à coups de glaive. À croire qu'il y aurait des affaires de magouilles à la base de l'accident, de l'association crasseuse de malfaiteurs en col blanc, et que quelques maudites personnes s'emploieraient à se venger. Sale histoire. À cela ajoutez des personnages douteux, un PDG au sourire figé, un trio de vieux chanteurs reconvertis en espions, des bras cassés en guise de gardes du corps, des ouvriers fatigués, un investisseur américain en haut-de-forme, des agents gouvernementaux aussi redoutables que leur moustache, une Volvo blanche omniprésente... et, entre les murs, au coin des rues, entre les gens, au détour d'une scène, au milieu  du quotidien, des créatures abominables tout droit sorties de la fosse aux atrocités. On ne sait pas ce qui se trame - mis à part de la corruption à tous les étages et des pactes infernaux scellés dans l'ombre - et tout l'enjeu est peut-être là : l'auteur de nous baigner littéralement dans l'étrangeté, idiote ou ténébreuse, dans le flou narratif, dans des images aberrantes, pour faire ramper son histoire lentement - mais sûrement - vers son dénouement et que celle-ci se referme sur son lecteur comme une plante carnivore le fait sur une mouche.

Chez Erik SVETOFT, l'Enfer est partie intégrante de notre société, il lui coexiste, l'imprègne, l'alimente et la consume dans une boucle sans fin. Les monstres sont partout, à refluer de l'inframonde. Équipé d'un trait qui sait être dépouillé et synthétique tout en s'épanouissant dans le détail acharné, en métamorphose instantanée dès qu'il s'agit d'invoquer les créatures infernales, muant alors en lignes sinueuses et serrées, en chaos de formes organiques, le dessinateur présente à la société capitaliste un miroir qui lui renvoie l'image de son ignominie. Car c'est bien de cela qu'il s'agit au fond dans Une Volvo blanche ; derrière le récit de genre mené tambour battant, derrière les situations loufoques, l'absurdité glaçante, soulever le voile d'une mécanique productiviste qui débloque à tous les étages, et observer les monstres qui en découlent. Est-ce l'Enfer qui pousse l'industriel et le politique en des contrées étroites, ou bien l'Enfer est-il convoqué par eux pour des pactes faustiens sans cesse renouvelés ? La réponse reste délibérément floue, mais on salue la capacité d'Erik SVETOFT à composer une image de ce qui relie ces deux sphères, à avoir pleinement intégré ce que ses visions cauchemardesques pouvaient figurer des marécages véreux de notre réalité industrialo-consumériste.

Ainsi, dans cette Volvo Blanche  complètement pétée, la monstruosité, la déliquescence, l'abjection, en covoiturage avec l'absurdité, la dérision et le rire grinçant, incarnent de manière repoussante mais néanmoins puissante, expressive - on serait tenté d'écrire réaliste -  l'univers cataclysmique que l'on s'est construit par le capitalisme. Et face aux horreurs des Ténèbres, la monstruosité banale de l'humain fait figure de sérieuse concurrente.

On ressort de cette virée jouissive avec les sens retournés et l'estomac dans les talons, mais euphorique de s'être abîmé copieusement dans les replis crasseux de l'habitacle.

 

 

 

Erik SVETOFT, Une Volvo blanche, 2025, L'Employé·e du Moi, trad. Jean-Baptiste Coursaud