"ROUGE SIGNAL" - Laurie AGUSTI

 

Une pleine page de flammes en guise d'ouverture ; à bords perdus le feu qui dévore, déployé dans ses tonalités hypnotiques, du jaune-orange au brun des volutes souples et amples consument une forme que l'on n'est pas bien sûr de reconnaître. À l'autre bout du livre, quelques 200 pages plus loin, en pleine page là aussi, de l'eau propulsée sur un trottoir, peinte comme une petite tempête blanche et dérisoire. À croire qu'entre ces deux pôles élémentaires de Rouge Signal  il y aurait une brûlure à laver, un incendie à noyer. Et des mers de larmes versées.

 

"Chez mes parents, j'avais été un roi." 

 

En l’occurrence, Rouge Signal  est le récit d'une longue spirale infernale, la trajectoire effrayante d'un jeune homme solitaire et maladroit dont la solitude glisse doucement, à la faveur de groupes masculinistes en ligne, vers une misogynie féroce pour muer définitivement en haine viscérale des femmes. Blanc, hétérosexuel, commercial dans une grande entreprise, ni beau ni laid, issu d'une famille de la classe moyenne, Alexandre est banal, dans tout ce que la banalité peut signifier de normalité effacée. Pour autant, malgré une enfance choyée et un statut de fait privilégié, un sentiment de déclassement le met à distance du genre féminin, qu'il convoite de loin. Sans récit personnel, sans pensée individuelle, sans aptitude ni volonté particulières, Alexandre est une coquille vide et inadaptée habitée par une amertume tenace qu'il cherche à diriger ailleurs que sur lui-même. Les femmes deviennent alors et le centre de sa quête, comme seules capables de combler ses désirs inassouvis, et le moteur de sa colère tant qu'elles le rejettent. Alimenté par les théoriciens en carton du Premier Sexe, Incels et MGTOW dont les profils sont légion sur les réseaux sociaux, le jeune homme bascule irrémédiablement, irrigué par une violence sclérosante dénuée de toute empathie ou de recul sur soi.

À son opposé mais juste en bas de chez lui, quatre jeunes esthéticiennes, Carla, Lulu, Marley et Evi, travaillent dans une onglerie où règne un doux mélange de bonne humeur, de sororité, de légèreté et d'entraide. Toujours représenté à huis clos, le groupe disparate, joyeux et actif fait de son lieu un espace chaleureux où accueil et empathie font office de ciment.

 

Rouge Signal  met en tension deux univers dont les relations au monde sont diamétralement opposées, qui évoluent sur des plans séparés mais dont la proximité géographique suppose un inévitable point de contact que l'autrice nous fait redouter. Laurie AGUSTI joue en effet habilement avec le rythme biphasé de son récit, lequel passe constamment d'un monde à l'autre, du masculinisme décérébré, séparatiste et belliqueux au milieu féminin ouvert et bordé d'écoute, pour produire des points de pression par contraste, dans toutes les ellipses qui séparent ces histoires parallèles. Les enjambements narratifs, hors-champ particulièrement éloquents, font état de paliers toujours plus profonds dans la radicalisation du jeune homme et le déploiement de sa haine, alors que le quotidien des quatre jeunes femmes se répète doucement, stable malgré les galères de la vie. 

 

"Quand j'ai rencontré Alex, c'était l'idiot utile du féminisme. Maintenant, il fait plus pour nous que vous tous réunis. Prenez exemple."

 

Extrêmement précise et documentée quant aux mécanismes à l'œuvre dans ces radicalisations où se rencontrent racisme et misogynie, Laurie AGUSTI produit un genre d'anatomie d'un mouvement masculiniste qui prend malheureusement de l'ampleur, aidé par des contenus digitaux débiles et nocifs absorbés sans modération ni recul. Elle dissèque brillamment deux façons de faire groupe, l'une repliée sur elle-même, poussée par le besoin de posséder, soumettre, exclure, résultat d'une pensée patriarcale appliquée à son extrême, où la violence devient le lien, le ferment d'une union plus martiale qu'amicale, prototype de la meute. L'autre cherchant confiance, différence, horizontalité, écoute et soin tout en accordant au reste du monde une présence bienveillante. Le choix de l'onglerie recadre un imaginaire là encore tout à fait patriarcal qui voudrait faire du soin des femmes à leur corps une simple superficialité, alors qu'on y distingue au fil des dialogues, pêle-mêle : tirage de cartes, pensée politique, réflexions sur l'amour, le quotidien, l'omniprésence du male gaze et difficultés en tous genres autant que de l'exubérance et un emballement joyeux dans leur profession.

 

"Les hommes font pas de lien entre les différentes parties du corps de la femme. En tout cas les mascus. Ils nous découpent en morceaux, ça leur permet de pas se sentir écrasés."

 

L'efficacité, la précision ainsi que la tension de Rouge Signal  trouvent leur point d'ancrage dans une expression graphique qui va bien au-delà de la rigueur. L'extrême stabilité de ses traits, appuyée par une grande et constante finesse, rencontre un travail de colorisation en gouache lavée ahurissant de présence. Les couleurs parviennent ici à être dans le même temps éclatantes et enterrées, chaudes et glaçantes. Une étrangeté froide, servie aussi par des cadrages étonnants et un séquençage très cinématographique, qui n'hésitent pas à mettre en exergue les silences, les gestes, les choses qui nous entourent sans que l'on y prenne garde - à semble-t-il digresser tout en racontant continuellement - enveloppe l'histoire et ses protagonistes. Une étrangeté froide qui rend l'ensemble électrique, mise sous tension là encore soutenue par un bruit constant présent dans le dessin, lié à la technique de la gouache lavée qui fait émerger une texture brouillardeuse, comme un filtre électrostatique.

 

"Je comprends l'économie autour du selfcare, de la féminité, et à notre échelle on l'entretient. On fait partie de ça. Les clientes viennent, on les masse, elles ressortent avec de beaux ongles, elles se sentent mieux. Mais on peut pas se limiter à se sentir mieux. Le féminisme ne peut pas se limiter à ça. Un jour ils seront là, ils seront prêts et vous serez là avec vos sauges et vos tarots."

 

Avec une agilité rare et précieuse, Laurie AGUSTI construit une bande dessinée dont on ressort fortement chahuté·es, tant celle-ci se gorge d'une violence sourde et inexorable, activée par des leviers narratifs qui mettent à l'honneur une certaine forme de décalage, de désynchronisation répétée entre le texte et l'image, entre ce que l'œil voit et ce que l'instinct perçoit. Mise en scène d'un danger qui grandit tout autour, dans les angles plus ou moins morts de nos regards, mais dont la présence n'est pas moins significative.

 

Rouge Signal,  par son nom, est autant une revendication de la lutte féministe - le code de la couleur du vernis à ongle comme étendard - qu'une alerte émise à grands coups de flashs vermeille sur la montée en puissance d'une vague masculiniste haineuse. Mais c'est aussi peut-être un hommage de l'artiste à la couleur, qu'elle travaille inlassablement, cherchant dans ses tréfonds des vibrations, des variations ténues, capables de dire mieux que les mots, capable de conduire nos sens vers une intuition plus animale du monde. Pour y être plus attentif·ves.

 

 

 

Laurie AGUSTI, Rouge Signal,  2025, éditions 2042