
Damien TRAN, artiste pluridisciplinaire bien connu dans le petit monde des gens qui traficotent et cherchent des formes quelque part entre les terrains de l'image, de la musique, du film et de
l'impression artisanale, nous offre cette fois avec Construire un lac, Faire disparaître des cailloux, porter un chapeau, un objet hybride qui aurait tendance à basculer
définitivement du côté de l'écriture textuelle. Mais en bricoleur invétéré, il y additionne un peu plus. Le texte imprimé est ici le moteur narratif mais pas le seul geste d'écriture,
puisqu'autour, à côté, avec lui sont dispersés dessins naïfs aux tracés élémentaires ainsi que mots, titres, inventaires végéto-animaux eux aussi écrits à la main, devenant ainsi
éléments graphiques, totems visuels, marginalia d'un nouveau genre, prompts à étendre la narration dans une dimension prosaïque, terreau ou fleurs d'un univers joueur et nonchalant.
"On voulait organiser une grande fête.
Quelqu'un a décidé de creuser dans des cailloux.
Cela nous servirait d'instruments de musique, de décoration et de gobelets pour notre fête.
Il a fallu plusieurs années pour creuser suffisamment de cailloux.
Lorsque la fête a commencé, tout le monde était fatigué.
On est allé se coucher tôt."
Mais qu'est-ce que fait au juste Damien TRAN avec Construire un lac... ? Avec ces micro-chapitres éparses où les trous sont plus nombreux que les pleins ? Avec
l'histoire très fragmentaire, racontée en vue subjective, d'un semblant de communauté indifférenciée et atemporelle ? Certainement d'abord un creuset, un genre de marmite dans lequel l'auteur
jette ensuite sa tambouille, faite de réflexions politiques, esthétiques, écologiques et anthropologiques, de gestes artistiques dont on comprend qu'ils tentent de trouver un chemin vers une
pratique sincère et transparente, primaire, dans le meilleur sens du terme. En faisant le récit du quotidien joyeusement alambiqué d'une communauté incarnée par une voix mais dont aucun individu
ne se détache, en abrogeant la distinction genrée et physique de tout personnage, en énumérant des pratiques sociales, des modes relationnels, des interactions aux vivants autres que ceux de
notre monde capitalistique et bétonné, ce petit texte décontracté et un brin malicieux parvient à se faire l'écho de pensées révolutionnaires et ambitieuses. Il y a là un peu de l'âme des
Guérillères de Wittig, en version transat et flûte à bec en pierre.
"Il y a aussi quelques cerisiers, mais nous ne touchons pas aux fruits.
Ils sont exclusivement réservés aux oiseaux."
L'air de rien, on a comme l'impression que Damien TRAN cherche à remonter aux sources de certains de nos gestes pour mieux imaginer ceux à venir, ceux que l'on pourrait attendre, souhaiter pour
demain à la place du cul-de-sac où nous sommes. Il fait de ce livre un moment de joie simple bardé d'espoir, de jeux, d'imagination. Fûté de bout en bout, économe dans ses moyens mais jamais
creux, inspiré et libre, Construire un lac ... est au final un joli tour de magie, de ceux qui mettent le sourire au coin des lèvres et laissent traîner quelques
cailloux sur le chemin de nos pensées.
"À notre retour, nous étions consolés et déterminés. Nous avons reconstruit le hangar, encore plus grand.
Il pourra accueillir encore plus de déguisements."
Damien TRAN, Construire un lac, faire disparaître des cailloux, porter un chapeau, 2025, Grante Ègle