"CREUSER VOGUER" - Delphine PANIQUE

Après son inspirant et irremplaçable Un Beau Voyage  publié chez Misma en 2021, comédie houleuse en forme d'Optimist dont l'absurde se transmuait du poétique au politique, Delphine PANIQUE nous revient chargée d'un titre dont l'infinitif se plaît à conjoindre cette fois le labeur tellurique et l'errance maritime.

Creuser Voguer  donc : ça pourrait sonner comme une injonction, ou comme la répétition infinie d'actions dont la source et les motivations se sont perdues à tout jamais. Creuser Voguer, sentence et promesse ? En tous cas, entre la force de travail concrète qui ouvre à grand-peine les voies de la terre, en déblaie le substrat et extrait ses ressources - toujours pour les mêmes - et le doux voyage bercé par le rythme des vagues propice à la contemplation et à l'imagination, il semble qu'il y ait un monde, que l'autrice souhaite ardemment relier ici. Comment aborder les problématiques contemporaines de précarisation du travail, d'exclusion sociale, de domination culturelle et patriarcale en convoquant l'imaginaire, le voyage, l'ailleurs ? 
En guise de manifeste PANIQUE sème la zizanie en produisant un avant-propos aussi frontal que réjouissant qui règle son compte à la fameuse et très à la mode bande dessinée du réel - sorte de reportage dessiné particulièrement développé depuis quelques années dont l'aspect documentaire prend valeur de vérité absolue, d'objectivité totale, et qui s'interroge finalement très peu sur ses visions et méthodologies.
En effet, pas de réel en-dehors de celui de l'expérience vécue directement, dès lors écrire et vouloir rapporter des éléments même documentés et précis relève forcément du procédé de montage, de la nécessité d'interpréter, de filtrer, de retranscrire en créant biais et prismes. De son pas nonchalant et de son esprit aiguisé, Delphine PANIQUE envoie tout bouler en rappelant, par le pastiche facétieux, que pour pointer les déficiences de notre société sclérosée l'imagination peut aussi, et doit, tracer son chemin, générer ses espaces de réflexion, composer même avec fantaisie d'autres environnements, et que cet écart peut certainement dire, si ce n'est mieux, au moins aussi bien la réalité que le réel lui-même.

"Finalement Creuser Voguer, c'est ma bande dessinée du réel : dix faux témoignages de dix métiers presque existants."

Alors une fois passé le seuil de l’embarcation, Creuser Voguer  se décline en une dizaine d'histoires d'une vingtaine de pages chacune. Autant de coups de pelle où Delphine PANIQUE met en scène, en guise de catharsis pour répondre aux peines de ce monde, des personnages fictifs qui nous parlent de l'exercice de leurs métiers dont les noms si inspirés sont le pur fruit de l'imagination. Mais qu'on ne s'y trompe pas, si l'affection des mognoles, la chauffe à bibinette, l'élevage de pijaunes miel, l'extraction du ploiron, ou encore le maillage du bleu iribé  n'ont pas d'existence réelle sur les listes officielles des offices du travail, ils n'en disposent pas moins d'une correspondance alarmante et honteuse. Derrière ces noms joliment inventés aux sonorités rieuses se cachent précarité, pauvreté, exploitation, résignation, luttes, soulèvements, oppositions.
Du Lac Gelé au Retour du grand Gori, ce sont dix histoires qui nous emmènent au large, vers un horizon lointain, étranger. Les formes sont excentriques, colorées, le glacis sucré. Et pourtant ça gène aux entournures. À croire que le grand large aurait la fâcheuse tendance chez Delphine PANIQUE à jouer le rôle de miroir révélateur, et ses personnages celui de pernicieux lurons. Parce que tout commence gentiment, légèrement, que les conditions d'existence des narratrices successives sont installées par un dessin qui fait semblant de se balader au hasard, tout d'ondulations, d'épure et de simplicité. En camaïeux de bleu et de jaune les vies sont déroulées en vue subjective ; toujours des vies de femmes, migrantes ou non, mères isolées : combo gagnant sur la grille du loto de la précarité extrême.

Au début ça relativise toujours, car témoigner depuis l'intérieur d'une vie, c'est toujours un peu se censurer, remettre son expérience en perspective, par respect pour l'expérience des autres, surtout quand on est en tant que femme déjà habituée à encaisser un peu tout et son contraire. Et puis la sauce monte, avec un tout petit rien, un détail : de la condescendance patronale à un endroit, des dangers inconsidérés mais pas précisés à un autre, des enfants laissés seuls au foyer pour pouvoir subvenir à leurs besoins, des papiers confisqués... Rien que la routine capitaliste vous direz, mais une routine qui est mise à nue avec une candeur et une jovialité si désarmantes qu'elles mettent progressivement à mal un système dont le mécanisme apparaît dans toute son aberration.


"La seule liberté que j'ai prise par rapport à la réalité, c'est que, si mes histoires ne sont pas toujours drôles, la réalité est assurément bien pire."

À force de monter, la sauce déborde, le couvercle explose. La colère couve et s'épanche. L'effet de l'accumulation, de la répétition du motif malgré des histoires très différentes. Les existences que l'on découvre ici dans toute leur altérité sont broyées, au mieux délaissées, abandonnées, toujours par la force de l'habitude et d'une société qui, à force de se boucher les yeux, est devenue un monstre aveugle et autoritaire.
Pour autant, à la manière du dessin extrêmement stable et superbement composé de Delphine PANIQUE, d'une inventivité joyeuse et débridée, les femmes mises en scène tiennent le cap, se redressent, font valoir leur dignité, voire s'insurgent. Empathie, attention et soin leur appartenant de plein droit malgré la fragilité économique et sociale de leur situation, le monde qui les malmène en face se trouve finalement démuni de tout puisqu'il dégueule d'un confort dans lequel il s'étouffe sans plus être capable de tendre un doigt vers l'autre. Les pauvres ne sont pas celleux qu'on croit.

Le pastiche documentaire fonctionne à plein régime, détourné mais renforcé par la fantaisie et la puissance évocatrice. Les longs blocs de textes explicatifs, tarte à la crème de la bd du réel, s'agencent là dans une cohérence graphique et narrative parfaites, car toujours teintés d'un regard qui ne dit rien, ou peu, mais n'en pense pas moins. Pas de naïveté et de fragilité structurelle des plus-faibles-qu'il-faudrait-protéger-les-pauvres dans Creuser Voguer, car si elles sont fragiles, ces existences ne sont pas dupes, ni démunies d'une capacité de jugement. Leur résistance remonte parfois, devient lutte acharnée pour faire plier des rouages qui ne peuvent rien sans l'huile de leurs coudes.
Tout en douceur, armée d'une bonne dose de poésie pour contrer le cynisme, la tristesse et l'absurdité dévorante, Dame PANIQUE construit une œuvre où tout s'assemble progressivement. Les histoires s'imbriquent, se renvoient peu à peu l'une à l'autre grâce à de menus détails qui nous rappellent que dans ce monde éclaté où la misère paraît dispersée, en réalité  et si l'on accepte de lever les yeux, c'est un seul et même monde qui agit sur elles. Avec ses dominations systémiques, ses violences répétées, ses inégalités valant autorité.

"Est-ce qu'on aurait dû les aider ?"

Mais quand la soupe déborde, elle éclabousse tout le monde sans distinction. Et force est de constater que le bouillon est sur le feu depuis bien trop longtemps. Quelque chose germe, gonfle, d'une puissance proportionnelle à toute l'énergie déployée pour asservir et contraindre. Retour de flamme en perspective... De dix faux témoignages éparpillés, Creuser Voguer  devient un réseau d'observation dont le dénominateur commun est étrangement, et prophétiquement, absent. De nous, de nos vies, rien à part des bribes et l'enfer que nous nous sommes édifié. Ne reste que le système lui-même et ses effets délétères, en passe d'autodestruction.

S'il y avait une conclusion à tirer de cette bande dessinée magistrale qui sait être - c'est la magie PANIQUE - joyeuse dans sa résignation, ce serait, au-delà des altérités détruites, du monde ravagé, le constat désespérant de notre solitude, de l'abandon définitif de ce qui nous reliait aux autres et qui a fait de nos vies des déserts en attente du raz-de-marée.

 

 

 

Delphine PANIQUE, Creuser Voguer, 2023, Cornélius