"ÉNERGIES NOIRES" - Jesse JACOBS

Chez Jesse JACOBS, tout est toujours question d'équilibre rompu, de biologie rampante, d'organismes en mutation, de violence larvée nichée dans les chairs, toujours prête à déborder. Dans tous ses ouvrages l'auteur canadien dépeint des mondes dont les règles naturelles semblent fourvoyées, où la vie s'auto-dévore, et où l'univers ne semble être qu'un chaos magmatique en perpétuelle éruption. Au sein de ces mondes proliférants et luxuriants qui rappelleraient furieusement cette bonne vieille Terre que nous foulons-massacrons chaque jour, des êtres humains qui n'en mènent pas large mais font montre, souvent malgré eux, d'une obstination phénoménale dans l'art de la perversité et de la destruction.

De ces puissances obscures et antagonistes à l'œuvre dans le fond, le dessinateur fait émerger, depuis l'inaugural Et tu connaîtras l'univers et les dieux, une forme qui en épouse la substance. Un mélange cartoonesque et pseudo-naïf dont la ligne molle et les aplats vifs et coulants, les formes pleines de bosses, de plis, de trous, sont autant de signes d'une torsion malfaisante. Tout se décompose et se recompose en permanence, la symbolisation se fait et se défait au gré des énergies en mouvement. La matière est fangeuse et incertaine, la vie en ces terres est un marécage de mort.


Énergies Noires, le bien nommé, quatrième ouvrage de celui qu'on serait tenter de voir comme un alchimiste de la boue, est donc, si ce n'est un programme à lui-seul, tout du moins un condensé de l'univers de Jesse JACOBS. Deux récits se trouvent réunis ici, Entre mes murs et Parmi les bêtes, tous deux publiés précédemment chez l'éditeur italien Hollow Press et repris par Tanibis dans une édition française superbement démoniaque, parée d'un rose électrique sur fond de noir absolu. Deux récits plus courts qu'à l'accoutumée mais pas moins maîtrisés, pas moins denses que ce que l'on avait pu lire de l'auteur jusqu'à présent, la brièveté des histoires agissant comme un alambic, extrayant un distillat hautement pénétrant.

"La vie sera très dure pour tous ceux qui tenteront de m'occuper.
La présence des humains est incompatible avec ma fréquence énergétique. Je ne les autorise pas à entrer.
Les intrus seront affectés d'atroces maladies de mon invention.
Je contaminerai leurs fluides vitaux, j'éliminerai le calcium de leurs os."


Dans Entre mes murs, c'est à une étrange visite de maison que l'on est au convié. Tout en suivant pièce après pièce un jeune couple qui se trouve là en vue d'acquisition, l'on prend connaissance des sentences proférées par la maison elle-même, qui se révèle être une entité pensante et agissante, aux desseins particulièrement funestes. La Maison est un organisme prédateur dont la véritable apparence ne semble se dévoiler qu'au lecteur, qui assiste médusé à un long épisode d'absorption et de digestion de personnages qui eux ne semblent conscients de rien. Aucune échappatoire pour les pauvres mortels qui pénètrent en ces murs, le monde s'y referme, chaque salle est trompeuse, les règles naturelles y sont modifiées, l'énergie vitale des individus totalement consommée.
Dans un noir et blanc strict, Jesse JACOBS oppose la structure interne du bâtiment, rigoureuse, rectiligne, organisée, aux formes souples et maladroites des êtres humains. L'austérité des lignes de l'édifice n'a d'égale que sa monstruosité quand celle-ci dévoile sa nature véritable. Ses formes changent perpétuellement, révèlent des pièges à tous les étages, des tiroirs peut surgir une gueule béante, d'un seuil une langue visqueuse, des yeux des dents partout. Dans ce piège définitif, la fugacité de l'existence et la fragilité de la vie y sont mises à nue. L'être humain n'est plus qu'un vulgaire pion, un parasite, une proie sans conscience ni aucune liberté d'action que des forces supérieures manipulent comme un enfant le ferait d'une colonie de fourmis, mais avec un but précis : celui de lui faire payer le prix des outrages répétés que son espèce porte à la Terre.

"J'ai été construite pleine de vices.
Les matériaux qui me constituent auraient dû rester à leur état brut, naturel.
Le bois noueux de ma charpente appartient à la forêt, le métal de mes tuyaux et de mes câbles, au sous-sol.
Mon existence est une insulte à l'ordre naturel des choses.
Tous ceux qui résideront entre mes murs paieront le prix de ma misérable condition."


Parmi les bêtes  est le récit a posteriori  d'un enfant ayant grandi parmi des créatures sauvages étranges, en un lieu lunaire impossible à situer. Enlevé puis élevé par ces bêtes, l'enfant n'a pour autant, semble-t-il, jamais éprouvé la moindre communion avec la harde dont il décrit l'existence par le menu. Existence monstrueuse, brutale et abstraite, l'humain dans le bébé pourtant choyé ne rend compte que d'une forme de vie aberrante, trop éloignée de la sienne.
Pourtant, peu à peu, entre les lignes de ce récit méprisant et plein d'aplomb, une forme de poésie survient, qui relève de ces êtres un rapport au monde beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît, et totalement entremêlé aux cycles de l'univers qui les entoure.

Pour l'occasion Jesse JACOBS, jamais avare de couleurs, installe un vert vif quasi radioactif en contrepoint de son noir et blanc. Les masses contrastent et s'enserrent les unes les autres, évoquent pour une part le noir de l'espace inconnu et sans limite, et pour l'autre part le vert dédié à l'étrange, au poison, à l'extraterrestre. Tension électrique dans le dessin, dégoût patent du narrateur, Parmi les bêtes  pourrait faire penser à ces récits d'explorateurs du XVIème siècle arrivés en terres inconnues où l'on trouve pèle-mêle la sensation de danger permanente, la découverte d'un monde aux formes surprenantes et de communautés sauvages aux rites infernaux, sans jamais bien évidemment aucun recul culturel. Sauf qu'ici, passé l'abjection c'est bel et bien la profondeur métaphysique qui nous assaille, reléguant le narrateur et l'espèce humaine à une intelligence incapable d'interagir avec l'altérité, ni de la comprendre au-delà de sa surface. Et le récit de s'arrêter aussi brutalement et mystérieusement qu'il avait débuté, le retour au monde humain brisant toute possibilité de voir un peu plus loin.

"Comment le cerveau détermine-t-il quelles parties du monde sont son corps et lesquelles en sont séparées ?
Comment savons-nous ce qui est nous et ce qui est autre chose ?
Je crois que, pour ces créatures, la frontière n'était pas définie."

Toujours fantasque, mais d'une fantaisie riche et luxuriante, édifiante, l'univers de Jesse JACOBS nous convie à une méditation intense sur notre lien au monde et le regard que nous portons sur les altérités qui nous co-existent.
Quelque part entre l'exubérance de Ghostbusters  et l'intelligence des pensées contemporaines de la biologie ou de l'anthropologie, les Énergies Noires  de Jesse JACOBS se jouent de nos rires et de nos peurs et nous ouvrent les portes d'un univers dont tous les coins sombres sont à découvrir avec avidité - mais en prenant bien soin de ne déranger personne au passage...


Jesse JACOBS, Énergies Noires , 2021, Tanibis, trad. Madani