"CITÉVILLE" & "CITÉRUINE" - Jérôme DUBOIS

Citéville  et Citéruine, c'est l'histoire d'un projet mégalomaniaque assumé, celui pour Jérôme DUBOIS de se faire créateur d'une ville, d'en penser et d'en dessiner chaque recoin, d'en définir les horaires de bus, d'y imaginer les vies qui s'y déroulent et les jolies règles de voisinage qu'on y fixe. Et puis de la détruire et d'en observer ce qu'il en reste une fois qu'il n'y a plus rien. Ni êtres ni activités ni trésors ni histoires, uniquement la cité vide en délitement dont on peut désormais juger par la tranche son niveau de profondeur et le nombre de strates qui la composaient.

Un double projet initié il y a quelques années et composé d'un ensemble d'histoires courtes publiées individuellement sous le nom de Citéville  dans la revue Nicole  des éditions Cornélius, auxquelles l'auteur offraient leur réplique défoncée, leur jumelle évidée publiée sous forme de fanzine par les éditions Fidèle : Citéruine. Même histoire, même nombre de pages, mêmes cadrages, mais chaque case y était redessinée pour en extraire tout être vivant qui y figurait et en effriter les contours du paysage.  L'herbe n'a pas vu une tondeuse depuis longtemps à Citéruine, ni les murs des tunnels un SDF. Le végétal regagne du terrain, le béton en perd doucement, la publicité s'est effacée.

Le projet mené à son terme, il donne désormais lieu à deux publications réunissant l'intégralité des histoires de Citéville et Citéruine, menées conjointement par les éditions Cornélius et les éditions Matière qui optent pour un respect strict du format et de la pagination. Ainsi d'une histoire de Citéville  il y a désormais le pendant exact à la même place dans Citéruine.

En-dehors de l'évidence des capacités urbanistiques de Jérôme DUBOIS pour créer une ville qui sent bon l'autoritarisme et la globalisation poussée dans ses derniers retranchements, c'est à ses facultés d'ingénierie sociale que l'on doit sincèrement louer un culte. Des parents qui larguent leurs gosses pour aller en récupérer un plus fonctionnel à la foire aux adoptions, un chauffeur de bus en route vers le chômage, des appartements conçus pour que le repos y soit impossible ou encore un merveilleux parc d'attraction nommé Jobland où l'on peut trimer pour que dalle et larguer ses amis du haut de l'ascenseur social : tout ceci existe ! Et bien d'autres sophistications du genre, pour le plus grand bonheur des habitants et habitantes de Citéville.

Armé d'un cynisme à toute épreuve que l'on avait déjà pu constater dans le court recueil de strips Bien Normal, J. DUBOIS fait de Citéville  une bombe d'humour ou un réceptacle à désespoir selon le bout par lequel on le prend. Le plus effrayant étant que l'auteur ne soit pas tant un visionnaire qu'un fin observateur du monde actuel qui nous recouvre de sa peau glabre et de son inhumanité grandissante.
Ça cause peu mais ça cause bien comme on dit. Chaque détail est à sa place, chaque dialogue explose l'absurdité du système comme une pluie de shrapnels sur un petit beurre enduit de confiture : ça en fout partout et ça colle ensuite sévèrement à nos espaces cérébraux encore disponibles. Et la rigueur graphique de l'ensemble assoit la force du propos ; tout est angle, masse, géométrie millimétrée. La machine est austère et impitoyable. Et les êtres qui en sont les rouages ne sont qu'impersonnalité, difformité. La banalité prend ici des airs de monstruosité.

En regard de cette lecture, celle de Citéruine  se révèle finalement reposante. Débarrassé de toute trace narrative ou d'une quelconque forme humaine,
le récit se fait déambulation, contemplation. Contemplation de notre propre fin, de l'insignifiance de notre présence, de la vacuité de notre civilisation.
La forme de Citéruine  est radicale et puissamment évocatrice car elle ne raconte plus, car elle ne joue plus à la fiction. Citéruine  est une observation, une décomposition de ce qui tenait le récit, tant du point de vue de l'écriture et de la pensée de cette société que de celui de la structure graphique. C'est le geste ultime du démiurge qui ausculte les coutures intérieures de sa création et du citoyen qui prend une bonne distance de recul avec son environnement.

Finalement, Citéville  et Citéruine  se révèlent être les contours taillés au scalpel d'un monde observé par un regard plein d'acuité qui relie en permanence la pensée au geste. Au moins la preuve que l'on trouve encore des esprits brillants dans toute cette folie.


Jérôme DUBOIS, Citéville  & Citéruine, 2020, Cornélius et Matière