À la lisière entre la bande dessinée et l'art contemporain, le travail de Jochen GERNER excite nos méninges depuis bon nombre d'années. Dessinateur de haut vol qui expose depuis le
milieu des années 90, primé en 2016 au fameux salon de dessin contemporain Drawing Now à Paris, il est dans le même temps membre actif de l'OuBaPo (Ouvroir de Bande dessinée
Potentielle) aux côtés de J-C MENU, Lewis TRONDHEIM... et publié régulièrement par la maison d'édition L'Association et ailleurs. L'homme est prolifique, inventif, capable d'explorer les recoins
les plus obscurs des mécanismes de la bande dessinée et des conditions de la représentation graphique.
Et assurément, si vous voulez vous faire une idée du génie, impossible de passer à côté de Panorama du feu publié en 2010 sous la forme d'un joli coffret gris
cartonné contenant 51 livrets, l'ensemble ceinturé d'un bandeau rouge arborant le mot "GUERRE" en jaune. Tiré à 1000 exemplaires (il en reste encore, un scandale !), cet objet éditorial a d'abord
été une aventure artistique créé pour une exposition personnelle à la galerie Anne Barrault en 2009.
Fidèle aux expérimentations d'écriture sous contrainte menées avec l'OuBaPo, GERNER s'en est retourné avec Panorama du Feu au détournement d'images déjà
existantes.
Entre les années 50 et 70 nombre de petits illustrés fleurissaient dans les étals des kiosques à journaux. Ces fascicules bon marchés, appelés petits formats ou pockets en raison de leurs
dimensions, déroulaient en quelques pages des histoires en bande dessinée de guerre, des aventures de science-fiction, des westerns etc. Ces histoires, dénuées de toute ambition artistique,
produites à la hâte en noir et blanc, concentraient sur leur couverture l'intégralité de l'effort graphique et éditorial. Très colorées, habitées par une tension dramatique, un trop plein
stylistique et un gros travail typographique sur le titre, chacune de ces couvertures devait attiser la curiosité et exciter l'imagination du lecteur.
Tombé un jour par hasard dans une station-service sur un de ces illustrés dont la couverture arborait un char d'assaut en flamme et le titre "Guerre" inscrit en capitales dans un bandeau
rouge, comme un programme de dévastation inscrit en arrière-plan, Jochen GERNER s'est mis à collecter des dizaines de pockets en se focalisant essentiellement sur les récits de guerre où flammes,
explosions et destructions étaient le plus visibles : Navy, Rapaces, SOS, Commando... Autant de petits récits dont les noms portaient en eux une bonne dose de violence.
Dès lors le travail de Jochen GERNER s'est attaché à procéder à un recouvrement sélectif de ces couvertures. Un noir profond envahit la surface, mais laisse à découvert certaines zones dont
les couleurs et les formes offre une base pour un nouveau matériau à même de révéler la violence qui y est contenue. Ainsi chaque nouvelle couverture ré-invoque les flammes, les explosions, les
tirs, mais sous un apparat plus abstrait, un flottement et une nouvelle géométrisation qui prennent la tangente. Des nuages, des étoiles, des points font aussi leur apparition aux
côtés de mots taillés en creux dans l'épaisseur du noir, "pan", "feu", "cris de guerre", "coup de canon", et autres "douleur et fureur" s'immiscent, en tant que simples résurgences du
vocabulaire trouvé à l'intérieur du livre. Chacun des 51 visuels est une variation autour d'un thème commun : celui de la violence banalisée, d'une sémantique guerrière répandue partout, jusqu'à
inonder l'imaginaire collectif. Noyés dans l'obscurité, les pictogrammes nés sous la main de GERNER synthétisent, dissimulent et révèlent dans le même geste l'étendue d'une culture populaire
nourrie au feu de la haine. 51 images comme autant de théâtres naïfs des opérations, schémas d'attaque séparés du réel, et cartes d'un monde en marche sur la crête du conflit.
Sur une modalité inversée, les six images qui occupent l'intérieur de chaque livret sont le résultat non d'une adjonction de matière mais d'une ablation faite à chaque histoire, ou même
un emprunt aux pubs qui s'y glissaient. Collecte d'éléments graphiques et narratifs récurrents qui, par leur resserrement, en vient à créer soit un résumé soit une forme de dérivation de
l'histoire originelle. Répétition absurde, humour aux endroits les plus incongrus, étrangeté du plus simple des dialogues, l'essence de ces petits formats y est respectée tout en étant
largement détournée et questionnée.
Panorama du feu , des parois d'exposition au projet éditorial, a su s'adapter pour se recomposer avec une cohérence stupéfiante. Ce coffret offre la possibilité de
parcourir et contempler chez soi une œuvre fascinante car faussement simple, dont les grandes qualités plastiques accompagnent un ensemble de processus et de gestes à l'intelligence profonde, qui
creusent et mettent en perspective écriture, culture et valeur du signe dans une société où celui-ci est largement banalisé et sous-évalué.
Absolument brillant.
Jochen GERNER, Panorama du feu , 2010, L'Association, tirage de 1000 exemplaires numérotés