CYCLE "IMMERSION" - Léo QUIEVREUX

Pour projeter rapidement une image du terrain - marécageux - dans lequel évolue le cycle Immersion , on serait tenter de lancer des noms aux quatre coins de la pièce, ceux par exemple de David Lynch, de Charles Burns, Daniel Clowes, Helge Reumann ou encore d'évoquer Inception, James Bond, et même Tintin, et de vous laisser ensuite ramasser tout ça tant bien que mal, d'amalgamer cette somme hétérogène pour en faire une boule compacte à vous tasser contre la tempe jusqu'à ce qu'elle pénètre vos synapses, et puis en dernier lieu de vous prêter à un jeu divinatoire au gré des visions - tordues - qui vous arriveraient tout droit depuis le nerf optique atomisé.

 

Vaste programme.

Vaste programme auquel Léo QUIEVREUX s'adonne avec une aisance et une intelligence remarquables à travers les deux volumes qui composent le cycle Immersion.

 

Le Programme Immersion , et son tome 2 Immersion  tracent une obscure histoire d'espionnage, où une mystérieuse et puissante agence gouvernementale cherche à tout prix à remettre la main sur un boîtier expérimental qui lui a été dérobé. Ce boîtier, l'EP-1 (Elephant Program One) permet à l'Agence de fouiller, scruter les images mémorielles enfouies de ses agents. En connectant ces derniers à l'EP-1, l'Agence analyse et dévoile leurs souvenirs, pendant que les agents, eux, se retrouvent catapultés dans les limbes de leur psyché. Afin de retrouver le module volé, une extension de l'Elephant Program est mise en fonction, un boîtier jumeau encore en phase de test qui permettrait de descendre encore plus avant dans les champs mentaux inexplorés. Le Programme Immersion est lancé en urgence et expédie les agents Le Chauve et Spautz pour une enquête sur les rives de leurs mémoires...

Longue plongée en eaux troubles, le cycle Immersion se joue du lecteur autant que de ses protagonistes. Léo QUIEVREUX manœuvre en grand architecte amnésique, conduisant son récit à chercher des issues dans ses propres parasitages. Pas à pas le sol de la quête se dérobe, laisse apparaître des structures glissantes, des chausse-trappes et autres trompe-l'œil dans lesquels s'embourbent et se démènent les personnages, à la suite desquels on s'engage à l'aveugle. Auto-piratage fascinant, le Programme  se retourne sur lui-même, ouvre des voies, fouille dans ses brèches à la recherche de signes hermétiques, d'aberrations significatives, dévoile des ruptures, se fait à chaque instant plus abstrait tout en faisant sens avec une clarté stupéfiante.

 

Dans un noir et blanc éclatant, et de façon tout à fait remarquable, l'auteur pousse son dessin loin en avant, sur une ligne de crête où les textures se côtoient, où les masses se brisent, où les faux-semblants pullulent, où l'abstraction se forme du délitement du réel. Figuration et abstraction coexistent au fil des pages avec la même intensité, sans jamais céder de terrain à l'une ou l'autre. Mais à force de tours et détours, les valeurs s'inversent, et l'hermétisme graphique parvient parfois à se faire plus significatif qu'un réalisme trompeur dont les pans dissimulent nombre de secrets et d'errements.

On ressort de cette Immersion  le souffle court, la tête complètement retournée et avec le bonheur d'avoir vu son monde basculer.


Léo QUIEVREUX, Le Programme Immersion , Immersion , 2015 & 2018, éditions Matière