"La tête appuyée contre le tronc, il était demeuré figé sous son arbre. Puis l'immobilité et le froid avaient engourdi ses membres, le monde avait rapetissé. Bientôt, il n'avait plus eu
conscience que du murmure presque inaudible de la sève qui montait dans l'arbre. L'oreille collée à l'écorce, il avait surpris comme dans un rêve son gargouillement, ses hésitations, son
cheminement secret entre l'écorce et l'aubier. Il n'avait pas rêvé."
À propos de Jos Carbone, publié pour la première fois en 1967 au Québec et désormais disponible 56 ans plus tard (!) en France par l'entremise des importantes éditions
Do, le journaliste Jacques Ferron écrivait dans Le Petit Journal : "C'est un conte parfaitement bien tourné, mieux peut-être qu'Alice au pays des merveilles, aussi savamment
truqué et à peu près de même longueur." On ne saurait dire quelles relations souterraines réelles s'établissent entre ces deux œuvres, mais l'image nous paraît toutefois
particulièrement juste. Il y a dans ce court texte, conte noir et cinglant dressé comme un sycomore au milieu des marécages, quelque chose qui procède du rêve et de la torsion du monde, de la
chute sans fin dans le terrier.
Jacques BENOIT, l'auteur, y met en scène l'histoire de deux couples vivant au milieu de bois profonds et désertés, Jos Carbone et Myrtie dans une cabane rudimentaire, Pique et Germaine dans un
souterrain. La vie simple et brutale, primaire, traversée d'amour et de désir de ces habitant·es arrivé·es d'on ne sait trop où mais peut-être bien de l'autre côté du miroir, y ayant laissé
mémoire et conventions sociales, voit son cours basculer dans une mélasse violente faite de traque et de peur lorsque se révèle la présence d'un cinquième personnage, à la présence fantomatique,
liquide et menaçante. Qu'il faut supprimer.
"Cinq minutes plus tard, ils riaient. La bouche pleine de confiture de fraise, Jos suggéra de faire de la confiture avec le cadavre de l'inconnu. Germaine renchérit : Moi je dis qu'il faut le
manger froid !"
Jos, Myrtie, Pique et Germaine forment à peine une communauté que les quatre s'entendent immédiatement sur la sentence à rendre. Chasse et mise à mort de l'inconnu. Les
relations tissées précipitamment uniquement par nécessité de défense font office de liens éternels. Il y a dans cette immédiateté tout l'élan et l'inconséquence de l'enfance, couplée aux
capacités destructrices et à un sentiment de désir exacerbé, nauséeux, que seuls des adultes peuvent investir.
Étrange sensation que de réunir les deux âges en un même corps. Dès lors le texte met en branle un univers où se disputent l'innocence, la beauté, les pulsions et la cruauté.
"L'herbe était rare, rampante. La terre ruisselait de partout. C'était une masse visqueuse où toute trace disparaissait en quelques minutes. Un peu partout, il y avait des surfaces d'un brun plus pâle qui, elles, étaient des sables mouvants."
L'histoire avance, serpente entre la lumière laiteuse du milieu forestier, engoncé dans sa brume et ses pluies, et l'obscurité profonde, l'humidité persistante de ses contours nocturnes et marécageux. Les protagonistes s'enlisent dans une traque dont le gibier change à tour de rôle. Car Pierrot, le fou, le cinquième larron, l'ennemi à abattre, pantin étrange à la beauté hypnotique et à la violence foudroyante, repu de sa solitude, est tout autant chasseur que chassé.
Pas d'innocence chez les hommes dans Jos Carbone, pas de bon ou de mauvais, de bien ou de mal, tous sont perdus dans leurs méandres bilieux et leurs luttes intestines. Pas d'innocence mais une forme de candeur touchante parfois, presque animale. Cette candeur qui pousse à la surprise ou aux regrets à la découverte de son propre corps meurtri, quand les événements se font irréversibles.
"Elle lui arracha le couteau du cou et, prenant sa tête à deux mains, l'embrassa sur les lèvres. Elle éclata en sanglots, le secoua, s'étendit sur lui en le serrant dans ses bras."
Les femmes sont soumises à la même bestialité, aux mêmes aléas, tour à tour tributs, otages, complices, juges et bourreaux.
N'échappe au cercle infernal que Myrtie, au nom fruité et à la douceur jamais feinte, faite d'une empathie sincère. Clairière dorée au cœur des ronciers. Horizon subtil et dégagé dont la présence
appelle le plus doux des parfums, fragrance merveilleuse flottant parmi les puanteurs ; la présence de Myrtie est une nuance, une lampe-tempête, un halo projeté en clair-obscur sur des parois de
charbon.
On ne saurait dire si Jos et ses comparses ont chuté profond dans le terrier, glissé sous les fondations du puits, mais ils semblent réunis comme au Purgatoire, se faisant un enfer de leurs
présences mutuelles, accaparés par la peur et les réflexes mortifères, là, au milieu d'une Nature ténébreuse et magnifique qui les voit errer, encore et encore, à la recherche d'une paix oubliée,
foulée aux pieds, jamais loin, qui glougloutte à la surface du marécage ou dans l'œil du lynx.
"Le jour pointait entre les arbres, un jour vert et doré où la lumière semblait poussière, gaze vivante à travers la forêt et le vol des oiseaux. Le corps chaud de sa compagne s'était soudé
au sien. Une joie effarante montait dans tout son corps, une joie palpable et puissante comme un ours qu'on caresse."
Jos Carbone est une œuvre dense et complète, aux fils cousus serrés, en pelote. C'est un texte enserré sur lui-même comme un fourreau le fait sur une épée. Son écriture enlevée et rapide, débordante d'images et de sensitivité, rythme la voix de cette histoire construite comme un conte tragique et étrangement délicieux. De ceux qui s'impriment en lettres de plomb dans l'épaisseur de nos chairs et de nos consciences.
Jacques BENOIT, Jos Carbone, 2023 (1967 pour l'édition originale), Éditions Do