"ROMAN GÉOMÉTRIQUE DE TERROIR" - Gert JONKE

"Le village repose dans une cuvette.
Il est entouré de montagnes.
Le bord supérieur de la chaine de montagnes au nord du village prend la forme de quatre courbes dont chacune se prolonge dans la suivante :
sinus, cosinus, puis encore sinus et cosinus, déphasés de trois quarts par période."

 

Ainsi prend place l'histoire d'un petit village niché entre les montagnes, soumis à chaque ligne à une minutieuse description, que celle-ci s'attache à l'aspect général de la localité, à ses modalités de fonctionnement ou bien à sa population. Description si minutieuse, encaissée dans une trame si millimétrée qu'elle en devient mathématique, et confine très vite à l'excès guetté par le débordement.
Car dans ce Roman géométrique de terroir, signé en 1969 par un jeune auteur autrichien alors âgé de vingt-deux ans, Gert JONKE [1946-2009], tout est question de cadre, de norme, de contrainte. En un mot : de loi. Le village semble en effet régit, comme tout ensemble communautaire, par un ensemble de dispositifs - codes, lois, interdictions - explicites et implicites visant à structurer la vie du lieu. Sauf qu'ici, la structure prend le pas sur le reste, la loi prolifère partout, à tout moment, trame le réel sur papier millimétré. Envers et contre tout, et en premier lieu contre le village, tout du moins contre ses contingences organiques, jusqu'à l'absurde. Comme une peau morte qui refuserait sa croissance au corps qu'elle abrite.

L'écriture du récit d'être parasitée par les injonctions, les questionnaires, les compte-rendus, les modes d'emploi, s'affaissant sous le poids de la bureaucratie et de la répétition que cette dernière impose.


"SÉJOURNER SOUS LES VIEUX ARBRES
SÉJOURNER SOUS LES ARBRES
SURTOUT PAR VENT ET TEMPÊTE EST DANGEREUX
LE CONTREVENANT
DEVRA SUPPORTER LES CONSÉQUENCES DE SES ACTES"

En hors-piste, slalomant avec le sourire du funambule entre ces sorties à l'aridité toute administrative, le roman se fraie un chemin. En empruntant diverses voies, notamment celle du récit spéculatif hilarant et de la narration cryptique aux accents philosophiques étonnants. Avec la même ardeur que déploie le village à établir un cadre strict qui contienne la vie jusque dans ses moindres plis, une force contraire pousse à chaque instant le récit vers l'épanchement narratif qu'aucune loi ne paraît en mesure d'endiguer. L'imagination se débride, projette, avance, digresse, prend un chemin de traverse puis revient sur ses pas, joue avec la formulation, les répétitions, se rit du cadre en venant le chambarder, y compris physiquement, à grand renfort d'interlettrages interlopes, d'alinéas imprévus, de jeux typographiques en tous genres.

"Nous ne pouvions traverser la place du village parce que nous ne devions pas être vus par ces personnages assis sur les bancs qui se levaient, marchaient l'un vers l'autre, se secouaient la main, se détournaient l'un de l'autre, se rasseyaient, nous étions cachés dans la forge du forgeron, nous avions les joues collées contre le mur, personne ne nous voyait,
et ainsi nous avons observé que les gens assis sur les bancs ne pouvaient pas nous voir, parce que nous n'avons pas traversé la place du village,
oui, nous avons vu
que les autres ne nous voyaient  p a s."

 

Au fil du texte, dont le point névralgique, comme le village, est la place centrale avec son puits comme nombril du monde, espace quadrangulaire auquel on revient inlassablement par le truchement de deux regards qui observent ce qu'il s'y passe sans oser s'y avancer ; alors que l'intérieur de ce petit univers clos lutte depuis son centre contre tout mouvement avec une telle énergie qu'il s'altère lui-même, l'extérieur, lui, agit de façon redoublée en exerçant ses forces obscures et imprévisibles : inondations, arbres, oiseaux et ombres comme une armée d'événements inféodés aux lois que l'on voudrait universelles.

Et le Roman géométrique, sous nos yeux, de défaire le village, de tourner le dos aux propriétés euclidiennes de l'écriture, aux formes imposées, aux équilibres attendus, pour recomposer une figure traversée d'autres plans, d'autres lignes de force capables d'emmener, dans la joie, le récit sur d'autres terres.

"[...] il est possible et tout à fait permis

d'emballer le village dans du papier blanc ou d'une autre

couleur, avec ou sans logo d'entreprise

                                                                                ou bien de le plier

en ellipse aux dimensions d'un ballon de rugby ordinaire,

et le lancer

                      par-dessus l'une des épaules

                      ou par le creux de l'aisselle à plus ou moins

dix mètres

                      derrière le dos,

pour le déplier sur un autre paysage."

 

Jouissif et bardé d'un humour à la vigueur remarquable, Roman géométrique de terroir  n'en oublie pas d'être une œuvre aux facettes multiples, fascinante de liberté, de profondeur, de poésie, merveilleusement frondeuse, fermement résolue à ne pas se laisser circonscrire un seul instant dans l'espace resserré de nos normes mais à voler loin au-delà du cadre, à faire ombre sur la lumière de nos artifices tout en leur offrant une perspective, comme un point sur le soleil.

"C'est la capacité d'imaginer de ta rétine, habituée désormais à la présence du reflet, qui cherche une explication à sa disparition subite. Le processus est trop rapide pour ton cerveau, tu crois voir disparaitre, revenir et redisparaitre une ombre grise et tremblante sur le mur. Oui, ton cerveau t'explique le processus que sa rapidité t'a momentanément rendu mystérieux, par cette tache d'ombre dont les contours à peine visibles s'estompent."

 

 

Gert JONKE, Roman géométrique de terroir, 2023, Les Monts Métallifères, trad. Uta Muller & Denis Denjean