"UN BEAU VOYAGE" - Delphine PANIQUE

Ça commence comme une blague, presque un anti-événement en guise d'amorce : trois pages d'horizon maritime totalement dénudé, dessiné avec la ligne la plus simple possible et un assemblage de points flottants pour signifier l'épaisseur de l'air ou la nuance de la lumière, au choix. [Quasiment] la même image répétée treize fois, une première en pleine page et puis ensuite six vignettes collées les unes unes aux autres sur deux pages, histoire d'ancrer le récit à venir sur de saines bases dérivatoires et contemplatives. La mer, l'horizon, l'observation, le voyage.
Et puis voilà qu'entrent en scène Capitaine et Béber montés sur leur bateau. Le duo et leur esquif, c'est un programme de minimalisme à eux seuls : un bateau en forme de pâté de sable, un  Capitaine à la silhouette de cacahuète et Béber, ni plus ni moins qu'un triangle, les deux posés sur le replat du vaisseau.
Mais voilà, le vaisseau, on l'apprend d'emblée, n'avance pas plus du cul que de la tête, figé entre deux courants marins qui lui tournent le dos. Il faut patienter, faire avec les éléments, attendre que la mer se réveille.

La situation est salée, les dialogues gratinés. Quelques questions embarrassantes, des constatations un brin naïves d'un côté appellent instantanément, dans une relation de cause à effet absolument jouissive, des sentences laconiques et un peu blasées de l'autre. Le mousse et le capitaine prennent leurs marques. L'un sait, a vu, beaucoup si ce n'est tout selon ses dires, l'autre apprend, découvre, imagine en attendant de pouvoir admirer de ses propres yeux. Et ça déroule : le nom des îles improbables, chimères exotiques, énumérées comme Dom Juan le ferait de ses conquêtes. Et elles sont nombreuses ces conquêtes insulaires, l'Île Grande, l'Île au Cachalot, l'Île Longue, l'Île du Bruit des Bottes sur le Plancher, l'Île Vierge, l'Île Pute, l'Île des Chagrins d'Amour qui se Transforment en Vipères, l'Île qui Ressemble à Brigitte Bardot Avant, l'Île au Rosier... Inventaire de noms et de formes fantasques, mais pourquoi pas ? Le monde sait être surprenant. Et puis quand on est bloqués au milieu de l'océan, parler imaginer ça peut pas faire de mal. De fil en anguille, les allusions au passé s'étoffent, les souvenirs se fondent aux images du voyage à venir. Car il y a les îles, mais il y a aussi, bien évidemment, ce qui les peuple. Humains, animaux, végétaux, fruits bons à manger, ou pas, et tout ceci procédant comme une annonce des merveilles prochaines à découvrir. Et des écueils à éviter.

L'air de rien, le dessin se met en branle lui aussi, discret et minimaliste mais en recherche formelle permanente, en réinvention perpétuelle pour suivre les divagations du père Capitaine, il ne cesse de s'étendre, de varier les angles, de jouer d'antagonismes, de gagner en valeur symbolique. Le voyage est immobile, mais la cadence est soutenue.
Souvenirs faussés ? Élucubrations débridées ? Omissions volontaires ? Les histoires de Capitaine dévoilent en même temps qu'elles dissimulent. Béber le sent, et nous avec. Et Béber de se laisser imbiber de tout ce flot de paroles. Et d'en être un peu saoulé, aussi, régulièrement. Il y a du reflux en préparation. Des choses qui remontent du fond des âges. Par la force de l'accumulation tous ces récits finissent par agir. On rigole, mais pas que. Alors même qu'on reste scotché sur place, les voiles de l'imaginaire se gonflent d'un vent qui se charge en densité. D'une matière aérienne faite de lumière, d'embruns, de nuages de points volatils, de mouvements impétueux. Le temps se gâte à l'horizon, mais comme c'est Un Beau Voyage , on a aussi droit à de jolis intermèdes un peu secoués en forme de sirènes, à de folles déviations vers le monde des cétacés. On constate la beauté et surtout l'immensité de l'univers vue depuis l'instabilité du pont d'un bateau.

 

Et de cette considération soudaine de la fragilité de l'existence - un bateau en pleine tempête ça ne vaut pas tripette - alors qu'elle est elle-même entourée d'autres existences impalpables, incommensurables : la peur qui sourd. Les fantasmes et les incertitudes, les légendes surgonflées... L'imagination de Béber s'emballe, les images font de même, le dessin continuant son inventaire de formes, jouant de plus en plus avec les respirations en pleine page, usant parfois de l'abstraction pour mieux dire ce qui est impossible à se figurer. 

 

Cacahuète contre triangle, le duo se fait face de plus en plus, système dialectique incarné par l'absurde, en route vers l'absurde. Et Delphine PANIQUE d'insinuer en nous l'idée qu'au-delà de la blague, il y a bien plus qui se joue. Car une histoire en recouvre toujours une autre, car une société qui se déplace et voyage à travers le monde comme si c'était partout chez elle charrie forcément, en plus de belles cartes postales, son lot de casseroles. Et que le voyage maritime, c'est le voyage, certes, mais ça peut aussi devenir la dérive.


C'est bien là toute la force de ce Beau Voyage : raconter une histoire tout en interrogeant habilement et avec humour les mécanismes qui l'animent et qui nous font y adhérer. Et par là permettre à une autre histoire de se faire. Laisser la place aux vents venus de loin qui soufflent d'autres airs, appeler à soi une multitude de références, joyeuses, magnifiques, sombres ou honteuses, les associer, les confronter, les enchaîner pour voir ce qui en sort. Tout fonctionne de manière diffuse, sans moralisme ou effet d'annonce affichés, aux antipodes d'un didactisme lourdingue et redondant. Delphine PANIQUE non seulement raconte beaucoup, mais joue aussi beaucoup, la fantaisie et la liberté de l'écriture comme figures de proue, et nous fait ainsi prendre conscience que tout est toujours une question de mise en scène, de choix de représentations, de voix que l'on entend ou pas.

 

Le propre d'une histoire, quel que soit son degré de véracité, c'est d'ouvrir des voies navigables à la pensée. Et ce que nous offre ici Delphine PANIQUE avec ce Beau Voyage , c'est carrément un détroit. D'une situation absurde sur la terre ferme du comique de situation, glisser tranquillement mais sûrement vers les eaux plus profondes d'une philosophie qui ne dirait pas son nom, emmené par des courants poétiques, écologistes ou décoloniaux. Partir en croyant faire route vers les Indes, et se retrouver aux Amériques...
Et refaire surface, un peu plus éveillé après ce bon bain de mer en se disant que décidément, la traversée a été mémorable.


Delphine PANIQUE, Un Beau Voyage , 2021, Misma