"WALKER" - Robin ROBERTSON

"S'il pouvait en vider ses yeux. Le monde fendu, le monde

qui brûle. Le monde auquel malheur arrive.
Les noces du papier et du feu. Une chose vivante qui tombe

comme une phalène en poussière. En cendres. La fabrique des fantômes.
Il avait noyé tout ça. Sa jeunesse,
le charbon ardent de la route. Le feu de mine en lui."


États-Unis, 1946, ancien soldat canadien revenu de l'enfer de la seconde guerre mondiale en France, Walker marche, loin de chez lui, sur les terres de l'oubli perpétuel. Incapable de retourner à son point de départ, hanté par trop de souvenirs, il débarque à New-York où il traîne un temps avant de reprendre la route vers la côte Est : San Francisco puis Los Angeles. Devenu journaliste grâce à la providence et à ses facultés littéraires, il n'en oublie pas pour autant ceux et celles des bas-fonds qu'il a tant côtoyés sur la route, leur vouant ses enquêtes, continuant d'errer la nuit parmi eux et d'écumer les bars. Et dans ses errances infinies, Walker capte le monde, se fait traverser par son effondrement. Car derrière les images cinématographiques dont il s'abreuve assidûment, derrière la légende américaine qui est en train de s'édifier, c'est à un arasement total des villes, de tout ce qui accroche et ralentit la marche productiviste qu'il assiste. Feu sur les collines, sur les quartiers pauvres, sur les angles, les textures, sur les ralentissements, sur tout ce qui s'avère non rentable. Ces grands centres urbains se préparent à l'oubli, à un monde de vitesse et de spéculation.

"Les villes originelles étaient des collectifs sociaux contenus et concentrés. Mais Los Angeles est tout le contraire. Immunisée contre tout sauf les limites de sa multitude, elle progresse à cadence rapide jusqu'aux lisières de son territoire : les montagnes, ses voisines, le bord de l'océan - c'est une infestation, un carcinome."

Débarqué en terre étrangère dans l'espoir de s'y reconstruire, Walker dérive pendant dix ans, submergé continuellement par son passé, pris en étau entre souvenirs du bonheur à jamais perdu et visions horrifiques de la guerre, incapable de trouver un point d'ancrage dans un présent qui se débarrasse de ses poids morts.


À la manière de cet homme qui marche sans rien trouver d'autre que la désolation du champ de bataille, qui cherche à recréer du temps, à percevoir la vie, l'écriture de Robin ROBERTSON ne se fait jamais didactique, jamais trop rapide, elle ne fait qu'emprunter des chemins parallèles, ceux du flux de conscience pour dire l'intériorité, de la poésie pour retrouver la trace de tout ce qui se situe hors-temps. Avec Walker  la langue est autant un espace béant qu'un "bruit", une source cryptée et diffuse qui finit par composer une fresque éloquente et expressive sur le monde en train d'advenir pendant cette décennie et sur lequel nos temps contemporains se sont édifiés. Relevant du même désarroi originel.


"Rêve de feux de brousse, tremblement de terre, raz-de-marée.

Il se réveille, ouvre les yeux.
La ville est là, qui s'étend jusqu'à l'horizon blanc.

Il bat des paupières, la ville a disparu."

Dans cette tentative désespérée de sortir des décombres le corps du passé et de chercher dans l'avenir une espérance inenvisageable, l'acuité de Walker lui fait endurer une double condamnation : mémoire et prédiction. Et lui, exilé permanent, ne peut que tenter de continuer à formuler le temps dans lequel il se fond. L'écriture comme ultime levier pour supporter un fardeau trop lourd pour celui qui voit.


Robin ROBERTSON, Walker, 2020, éditions de L'Olivier, trad. Josée Kamoun