"LE LIVRE DES MONSTRES" - Juan Rodolfo WILCOCK

dessin © Jesse Jacobs

"Il est entièrement fait de miroirs ou, pour être précis, entièrement recouvert de fragments de miroir, plutôt petits sur le visage, plus grands sur le dos et le buste. Ses yeux aussi sont des miroirs, des miroirs mobiles, gros et bleus, dans lesquels on voit son propre reflet sur un fond bleu intense comme dans un ciel heureux, comme dans des eaux irrésistibles."

Le Livre des monstres , c'est soixante-deux portraits, comme autant de peintures grotesques et fantasques dessinées compulsivement et crachées sur des murs fissurés.
Soixante-deux personnages du quotidien, brillants  miroirs d'une humanité pauvre et banale, noyés dans la masse sordide, dénoyautant leur vie le long de jours sans nom. Et pourtant, chacun rompt avec la banalité et l'anonymat, faisant des deux pages où il se déploie une antre luminescente, un creuset philosophique, un réceptacle magique capable de contenir, au choix, horreur, décadence, élégance extrême ou beauté mystique. Car chacun est un monstre, une structure étrange, un organisme divergent prenant forme sous la plume acide de Juan Rodolfo WILCOCK (1919-1978), maître incontrôlable de la métamorphose et des images hallucinées.

 

"Seul le muscle de la langue conserve chez lui ses dimensions normales, et avec cette langue Pino bavarde, bavarde, comme les autres écrivent, écrivent, mais plus vainement encore, si la chose est possible."

 

Point donc de trame narrative en dehors de cette succession de rencontres, mais bel et bien le sentiment d'évoluer au travers d'un long couloir hanté par des freaks  dont la monstruosité se fait étrangement proche de nos chairs et de nos psychés, aussi bizarres soient les corps dévoilés.
Soixante-deux fois, Juan Rodolfo WILCOCK, poète de la transfiguration, parvient à nous surprendre, à réitérer le miracle de l'épiphanie. Passée la surprise et les premiers rires provoqués par une écriture cynique et féroce, la lecture, à l'inverse de subir un essoufflement, se fait de plus en plus intense, inattendue. En utilisant invariablement les mêmes procédés, et dans une langue comprimée où chaque détail a son importance, l'Argentin, en son temps proche de J-L BORGES, S. OCAMPO et A. BIOY CASARES, nous mène toujours plus loin dans les recoins de l'âme humaine et parvient à faire varier sa mécanique démoniaque de façon surprenante.


"Voilà pourquoi Mesto Copio, dans sa platitude, est réellement écœurant : parce que, plus qu'un homme, il est  l'image de l'homme, désastreuse velléité d'une nature non dépourvue de bon goût pour le reste des choses."

Avec ferveur il déballe organes et méandres intérieurs, rend visible la viscosité opalescente d'une matière irrémédiablement humaine. Mais en nous faisant côtoyer les monstres, il nous rend sensibles à nous-mêmes, délivre parfois de la beauté dans les interstices, là où on ne l'attend plus, et rappelle que les formes les plus abjectes ne sont pas forcément les plus repoussantes.

 

"Le maréchal Liscarello a coupé ses ongles, a mis une crème bronzante, a soigneusement coiffé ses cheveux qu'il porte habituellement dressés sur sa tête comme des baguettes, mais pour le reste il ne trompe que ceux qui veulent être trompés."

 

 

 

Juan Rodolfo WILCOCK, Le Livre des monstres , 2018, L'Arbre vengeur, trad. Lise CHAPUIS