"[...] il comprit alors que ce qu'il était venu voir resterait hors de portée de sa vue [...]"
Envisager les angles morts qui dissimulent l'infini, les signes cachés, relier le visible et l'invisible, entremêler le faire , le voir et le ressentir dans un rapport étroit, inextricable ; enfin, faire de l'histoire en tant qu'appareil fictionnel un procédé de révélation... C'est ce que parvient à produire, avec une aisance déconcertante, László KRASZNAHORKAI avec Seiobo est descendue sur Terre , corpus composé de dix-sept récits portant tous sur la façon dont les œuvres d'art, quelle que soit leur forme, animent le regard et interrogent notre rapport au monde. Outrepassant les frontières, traversant les époques, les cultures et les rites, l'auteur hongrois nous emporte et, par une écriture à l'amplitude cosmique, rythmée par un mouvement puissant et irrémédiable, inonde nos perceptions d'un flot trouble.
"[...]il ne s'agit pas de textes aussi concrets, mais d'une langue, basée sur des motifs ''girih'' pentagonaux, le langage inaccessible d'une géométrie sacrée, que l'on perçoit et considère à
première vue comme une pure décoration gravée dans le stuc, et l'on peut au début se satisfaire de cela, il s'agit d'ornements décoratifs, les jeux de symétrie étourdissants, l'expressivité des
couleurs, l'incommensurable ingéniosité des formes ne laisse place à aucun doute, aucune hésitation, et ils sont peu nombreux ceux qui sont entrés ici, ont parcouru les salles, les tours et les
cours de l'Alhambra, et se sont dit que ces ornements n'étaient pas des ornements mais les infinitudes d'une langue [...]"
László KRASZNAHORKAI fait de ses histoires des paraboles au langage tortueux. L'écriture, si englobante, digressive et articulée, devient chemin tangible, et non plus artefact, elle se
fait trajet sinueux vers le cœur d'une matière impénétrable, en tournant autour, en déroulant un fil vaporeux, jamais direct, sa langue rappelle, justement, que toute œuvre existe par le
lien qu'elle entretient avec ce qui l'entoure. Et dont la beauté profonde, par conséquent, reste impalpable, cachée car répandue dans un cosmos infini tissé de mille liens.
"[...] et c'est ce cœur qui voit que tout s'entremêle, la terre et l'eau, l'eau et le ciel, et que c'est dans l'indescriptible cosmos de la terre, de l'eau et du ciel que s'imbrique notre fragile existence, mais seulement l'espace d'un indécelable instant, après quoi elle disparaît à jamais, de façon irrévocable [...]"
Fascination, désarroi, passion, incarnation, ritualisation, élan de création hasardeux, contextes de production épineux, tentatives d'analyse infructueuses... Autant de façons d'évoquer, par la fiction, tantôt grotesque ou dramatique, les manières dont une œuvre d'art pénètre le monde. Et d'interroger les fondations de ces espaces particuliers dont l'influence peut bouleverser une existence.
"[...] une parole inconsidérée dictée par la tristesse, il le savait bien, la tristesse de constater que ce qui existait demeurerait invisible, c'est ainsi qu'il interpréta à ce moment-là les choses, car il avait dû chercher et trouver un sens symbolique profond à ce qui lui était arrivé [...]"
Où réside la beauté de l'Art ? Est-ce dans le discours que l'on plaque, les rites que l'on entretient, les sentiments que l'on y insère ? Ou bien est-ce rattaché à l'invisible, à une forme
indistincte et pure dissimulée derrière des replis formels ?
Seiobo est descendue sur Terre agit comme un prisme, diffracte les regards qui y sont contenus et les éclate en myriades de visions, de pensées,
donne à voir en prenant bien soin de nous perdre, pour nous rappeler que la beauté jamais ne peut être perçue dans sa globalité.
"[...] seul le grand héron blanc n'est pas cité par l'accompagnateur local, il ne le cite pas car, tout en désignant l'endroit où il se trouve, il ne le voit pas, à cause de son immobilité permanente, les hommes se sont tellement habitués à le voir ici qu'ils ne le remarquent plus, il est pourtant bien là, mais c'est comme s'il n'y était pas [...]
Ici, KRASZNAHORKAI fait œuvre en en révélant d'autres : il dévoile et dissimule simultanément, faisant de son propre geste artistique une apparente circonvolution esthétique, que
l'on devine véritable schéma architectural, où tout élément trouve une place précise (cf le chapitrage des nouvelles), répondant à l'organisation d'un univers immense dont on ne peut
percevoir les limites...
"Il ne resta que le paysage, l'ordre silencieux des montagnes, la terre couverte de broussailles sur un immense territoire, une contrée impénétrable - camouflant, dissimulant, masquant ce qui se trouvait sous la terre brûlante."
László KRASZNAHORKAI, Seiobo est descendue sur Terre , 2018, Cambourakis, trad. Joëlle DUFEUILLY