"LA DISSIPATION" - Nicolas RICHARD

"Des voix parlent de, sur, autour de P, des voix contaminées par sa fiction, mais surtout par sa mystique."

 

Autour de la figure absente d'un écrivain américain culte, P,  dont on ne sait quasiment rien puisqu'il a fait le choix depuis plusieurs décennies de rester en retrait de la vie publique, un certain nombre d'individus, des universitaires aux fans hardcore, mènent l'enquête sur son parcours et traquent les moindres détails  de son existence.

Attisés par une œuvre riche, aux pans obscurs et aux facettes nombreuses, ces stalkers  de la première heure n'ont de cesse de chercher un lien, un pont qui relierait l'auteur à ses textes, des raisons qui auraient pu le conduire à cette dispersion volontaire, ou simplement des traces qui attesteraient de son passage dans certains lieux. Du cinéaste intéressé à la thésarde opiniâtre, en passant par le monomaniaque ''qui va trop loin'', le traducteur tenté d'en savoir plus mais soucieux de respecter l'intimité de l'auteur, ainsi que le ''traître'', ancien ami qui divulgue des informations personnelles, et beaucoup d'autres encore, tous, obsessionnels d'une certaine manière, tentent de reconstruire un portrait du ''disparu'', fait d'enquêtes, d'épluchages d'archives, d'entretiens et de déductions plus ou moins bancales.

"Au loin, dans les brumes, apparaît petit à petit une sorte de portrait à tracer soi-même selon les pointillés, puis à colorier, façon paint by numbers."

 

La Dissipation  compile ces voix en captant leurs réflexions, à la manière d'une caméra ou d'un magnétophone placé devant eux. Peu à peu certains points se recoupent, des noms reviennent, des coïncidences se répètent, nous entraînant à la poursuite de P dans une théorie du complot tentaculaire. Largement référencée, ancrée dans une réalité historique, précise, bourrée de détails toujours plus subtils et confidentiels les uns que les autres, surprenante, passionnante, cette enquête en forme de roman prend l'allure d'une cartographie, moins de P que de ceux qui le traquent et dont on lit les témoignages. Et c'est peu dire que l'on croise des personnalités originales... L'aspect factuel ne se départissant jamais d'une bonne dose d'humour et de dérision.

 

"Je n'ai pas voulu vraiment enquêter sur le fils de P. Mais, si ça vous intéresse, je vous envoie lundi sa date de naissance, l'adresse des établissements scolaires où il a étudié, le nom des groupes dans lesquels il a joué, les coordonnées de son prof de musique." 

 

Car l'absence, loin de se faire oublier, grossit, enfle jusqu'à en obséder certains, contaminés par leurs propres lubies, projetées sur une chaise qui reste vide. Face à une œuvre aussi cryptique que celle de P, les projections possibles sont nombreuses et finissent par s'auto-alimenter. Les lecteurs/enquêteurs, comme absorbés par la fiction, en viennent ainsi à briller d'une aura romanesque et paraissent eux-mêmes émaner des textes de l'auteur mythique. 

Résultat d'une curiosité humaine toute prévisible ou prolongement d'un geste artistique plus grand encore que ce que l'on envisage ?

 

Toujours est-il que la frontière entre fiction et réalité devient de plus en plus compliquée à percevoir.

"Je n'exclus pas qu'il y ait un motif tapi dans mon tapis. Vous distinguerez éventuellement dans mes propos un Arcimboldo, une manière d'autoportrait et, oui, pourquoi pas, l'ahurissant portrait d'un Dorian Gray hagard."

 

Jeux de piste addictif, mené avec brio, labyrinthe de miroirs, La Dissipation  est un roman d'espionnage jouissif, une joute oulipienne  (PEREC est partout !) doublée d'une très belle réflexion sur la place qu'occupe le lecteur d'un texte et l'action qu'il y joue, en même temps qu'un autoportrait tout en finesse de l'auteur, Nicolas RICHARD, (excellent) traducteur, entre autres, de l'insaisissable Thomas PYNCHON...

 

"[...] je peux éventuellement vous éviter de reproduire des informations erronées qui circulent, ou de partir sur de fausses pistes. Et encore, ce n'est même pas certain."

 

 

Nicolas RICHARD, La Dissipation , 2017, Inculte