"EPIPHANIA" - Ludovic DEBEURME

Epiphania  ou l'étrange don de l'océan...

Après les destructions et les pertes causées par le passage d'un tsunami, la terre, à l'image des rives d'un fleuve rendues fertiles après une crue, donne naissance. Littéralement. Et ce sont des êtres hybrides, mi-humains mi-animaux, qui en sortent. Une naissance ex-nihilo, ou peut-être pas tant que ça, si l'on considère qu'il s'agit peut-être là pour la Terre Mère de créer une nouvelle espèce, plus à même de l'écouter et la respecter. Au fil du temps, ces êtres, appelés mixbodies  ou epiphanians , adoptés ou recueillis en centres spécialisés, qui se développent deux fois plus vite qu'un humain, commencent à poser problème au sein d'une société toujours prompte à diriger sa violence vers ce qui est différent. La tension monte et les exactions commises à l'encontre de mixbodies  se font de plus en plus fréquentes. Dès lors, colère, incompréhension et rejet ne vont faire que s'auto-alimenter.
Au cœur de ce maelström, David et Kojika, respectivement père adoptif et enfant hybride, dont la vie va prendre un tournant irrémédiable. 

Questionnements environnementaux, angoisse de la paternité, du passage à l'âge adulte, réflexion sur notre acceptation de la différence... autant de sujets abordés avec finesse et profondeur, sans jamais tomber dans l'excès de vouloir trop en dire. Ludovic DEBEURME sort de nouveau un titre marquant par l'intelligence de son propos et la force d'un dessin en mouvement perpétuel.

Sous couvert d'un récit plus fantastique (quoique) qu'à l'accoutumée, tirant même sur l'anticipation, il convoque tout au long d'Epiphania les thèmes qui lui sont chers et qu'il n'a eu de cesse de travailler œuvre après œuvre, tout en leur conférant un aspect moins sombre, voire plus apaisé. Malgré une violence sourde qui reste omniprésente - la haine et la peur sont des catalyseurs redoutables - des touches de lumière viennent éclaircir le tableau.

Les déformations du corps et l'évocation de la monstruosité ne marquent plus uniquement une distance ressentie avec la société, mais signifient aussi un rapprochement de la Terre, un retour aux sources potentiel. De même, la relation père/enfant n'est plus un joug exercé par un patriarche cruel mais bel et bien une histoire familiale où l'amour et la bienveillance sont prépondérants, le tout reposant sur une situation choisie et non subie : le choix délibéré de David d'être père.

 

Un sacré virage d'opéré dans l'écriture des personnages. Décidément DEBEURME n'est jamais exactement là où on l'attend, et c'est là ce qui nous pousse invariablement à lire ses œuvres dès leur sortie.

 

Label Casterman en tête, on aurait pu craindre de lui qu'il se range un peu, qu'il délaisse son écriture viscérale et libre pour quelque chose de plus innocent, plus cadré, comprimé dans un gaufrier rigide et peu adapté... Ce serait sans compter sur les capacités du bonhomme, qui, bien au contraire, utilise les contraintes et les retourne à son avantage, pour mieux brouiller les pistes. Ainsi le gaufrier est bel et bien présent, mais l'écart entre les cases, cette rigole blanche figurant l'ellipse entre deux actions, disparaît. La numérotation des pages est supprimée et les lignes de démarcations des cases se font épaisses et granuleuses, de quoi déstabiliser légèrement la lecture et modifier nos automatismes. Toute chose est mouvante, en équilibre instable, perméable aux actions passées et à venir. Les visages tremblent, palpitent, s’assagissent et se déforment à volonté, soulignant l'instabilité de l'être humain.
Reste justement à savoir s'il n'y a pas désormais une autre voie à suivre que celle de l'humain...

À l'image de l'océan qui ouvre quasi systématiquement les histoires de Ludovic DEBEURME, Epiphania  a l'allure d'une mer immense, c'est un lieu à la profondeur insondable,  propice à l'introspection, où calme et tourments peuvent se succéder instantanément, c'est un espace riche et mystérieux qui, malgré les jalons que l'on croit y avoir posé, peut encore nous surprendre.

Ludovic DEBEURME, Epiphania  tome 1 , 2017, Casterman