"LE MONT ANALOGUE" - René DAUMAL

©Julien DISCRIT, "Mont Analogue", 2010

"Roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques",  ainsi se définit dès son sous-titre cet ovni littéraire écrit entre 1939 et 1944, date à laquelle l'écriture du roman s'arrête subitement avec le décès de son auteur.
D'histoire tronquée il est donc question, comme pour Le Château  de KAFKA, cette aventure s'interrompt brutalement, mais non contente de tout laisser en suspens, cette interruption semble entrer délibérément en résonance avec l'œuvre, comme si l'écriture avait atteint un état limite et se laissait déborder par une histoire qui n'a d'autre choix que de dépasser son propre cadre physique et de se diffuser, de contaminer notre monde.

Reprenons. "Récit d'aventures alpines"  : en effet Le Mont analogue  débute comme une aventure classique, dans le sens vernien du terme. Mise en place des protagonistes, évocation de l'existence possible d'une immense montagne, cachée au regard humain, lien entre notre réalité terrestre et le Ciel infini, symbole commun à toutes les religions et censé mener à un "ailleurs" supérieur. Puis le lancement de l'expédition, la longue traversée maritime, la découverte, le début de l'ascension... et l'arrêt brutal, sans transition, du récit. 

Au cœur de ce récit d'aventures aux relents mystiques s'immisce un symbolisme puissant, écho de la pensée d'un auteur, fou d'alpinisme, qui se sait condamné par la maladie et décide certainement d'entamer avec ce roman une ultime ascension,  intérieure cette fois-ci.

 

"Que possédions-nous qui eût réellement de la valeur ? Avec quoi pouvait-on payer la nouvelle connaissance que nous allions y chercher ? Allions-nous la mendier ? Ou bien devrions-nous l'acquérir à crédit ?
Chacun faisait son inventaire, et chacun de jour en jour se sentait plus pauvre, ne voyant rien autour de lui ni en lui qui lui appartînt réellement. Si bien qu'un soir ce furent huit pauvres hommes ou femmes, démunis de tout, qui regardèrent le soleil descendre sur l'horizon."

Linéaire mais fulgurant, Le Mont Analogue offre de merveilleux moments de poésie pure, une profondeur réflexive imposante, qui se parcourt strate par strate, et révèle à chaque page de nouveaux pans enfouis d'un monde ample, loin d'être contraint aux limites humaines et à une géométrie sommaire. 
Et c'est en ceci que René DAUMAL nous marque intensément, en multipliant les voies, les niveaux de lecture, en élargissant notre univers par le truchement d'autres plans qui croisent notre réalité, la brouillent légèrement, mais exercent dans le même temps l'acuité de celui qui accepte le voyage.

"Et pourquoi ce nom de Port-des-Singes, alors qu'il n'y avait pas un seul quadrumane dans la région ? Je ne sais pas trop, mais cette appellation faisait resurgir en moi, peu plaisamment, tout mon héritage d'occidental du XXème siècle, - curieux, imitateur, impudique et agité."

 

Un très grand livre qui aura laissé à sa suite une empreinte forte dans le monde artistique, inspirant à JODOROWSKY  "La Montagne Sacrée" au début des années 70, puis de nombreux artistes et musiciens au fil des décennies qui suivront. Peut-être pourrions-nous même évoquer l'incroyable La Montagne Morte de la vie  de Michel BERNANOS (écrit en 1963 et réédité par l'Arbre Vengeur ce mois-ci) tant ces deux textes se reflètent, mais gardons cela pour un autre voyage...

 

René DAUMAL, Le Mont Analogue, 1981, Gallimard

(1952 pour la première parution)